Que je n’aie pas d’identité, cela ne veut pas dire pour autant que je souffre d’un manque quelconque, d’un défaut, que j’aie quelque chose en moins par rapport aux autres, qu’il y ait en moi quelque vide à remplir. Chaque fois que j’ai essayé d’acquérir une identité, je me suis trouvé confronté à l’inanité de la chose, au non-sens de la chose, à la non-chose de la chose. Même la langue, française, puisque c’est celle qu’il se trouve que je parle, par un hasard plus ou moins grand, ç’aurait pu être une autre, chaque fois que j’ai essayé d’en faire quelque chose comme une identité, ou quelque chose y ressemblant, je me suis trouvé face à une absurdité, comme si j’essayais de conférer une essence à ce qui ne saurait en avoir, non que la langue n’ait pas de consistance, d’histoire, ou que sais-je ? ce n’est pas ce que je veux dire, mais la langue n’est pas un refuge, un abri, pas la bergerie du berger de l’être, la langue est ouverte aux quatre vents, qui soufflent, et fort, que ce soit le mistral, la bora, le sirocco, le foehn, ou tous ceux qui rendent fou. Dans Microcosmes, livre qui s’efforce de cheminer sur la frontière, Claudio Magris fait remarquer que « toute identité comporte aussi quelque chose d’affreux, puisque pour exister elle doit tracer une frontière et repousser celui qui se trouve de l’autre côté. » Pour ma part, j’aurai dit que toute identité comporte d’abord et avant tout quelque chose d’affreux, que l’identité commence par l’exclusion, elle qui puise ses racines dans le sentiment de la différence. Et peut-être y a-t-il quelque chose de fondé dans ce rejet initial de l’autre puisque l’autre, l’inconnu, est susceptible de constituer une menace, un danger, risque d’apporter la mort, mais là n’est pas vraiment la question, me semble-t-il. Alors où est-elle, la question ? Peut-être s’agit-il moins d’une question à laquelle répondre que de ceci : aux définitions, substituer des usages. Les définitions, de manière plus ou moins explicite, plus ou moins assumée, plus ou moins consciente, plus ou moins claire, les définition désignent toujours des essences : « Je suis un x. Et un x, ce n’est pas un y, ni un z, ni… ni… ni… » Le « ni… ni » infini de la définition reconduit toujours le x à son origine tautologique x = x, — tautologique et insignifiante. À vrai dire, que je sois ce que je suis, cela ne signifie pas grand-chose, ne présente pas beaucoup d’intérêt. En y réfléchissant bien, nous sommes tous quelque chose, un x plus ou moins quelconque, et cela ne nous avance pas beaucoup. On peut en être fier, on peut en avoir honte, il n’est pas certain que le premier de ces sentiments vaille mieux que le second. Les usages, c’est différent : ni définis, ni définitifs, ni définitoires, ce sont des laissez-passer, ils n’arrêtent pas mais rendent possible quelque chose. Quelque chose, oui, mais quoi ? Justement, c’est l’inconnu. Les possibles ne sont pas en réserve, en attente d’être actualisés, ils sont toujours devant nous, toujours à venir. Chaque fois que quelqu’un trouve un nouvel usage à quelque chose, il ne réalise pas un possible déjà existant, mais ouvre la voie à tout un ensemble de possibilités qui n’avaient pas encore été envisagées. La langue, ainsi, loin d’être le socle immuable d’une identité, est au contraire l’outil grâce auquel découvrir de nouveaux usages, ouvrir des voies nouvelles, parler de voix nouvelles. Il faut multiplier les langues comme on multiplie les usages, multiplie les perspectives : le monisme de l’identité nous condamne à être toujours ce que nous sommes, c’est-à-dire : jamais que ce que nous sommes, quand les langues nous font devenir chaque fois quelqu’un d’autre, et qui sait ? de meilleur.