29.4.24

Thoreau en 1854 : « Our inventions are wont to be pretty toys, which distract our attention from serious things. They are but improved means to an unimproved end, an end which it was already but too easy to arrive at. » Au fond, n’est-ce pas la critique que nous sommes fondés à adresser à toute forme de progrès ? Ce dernier laisse non seulement intact le plus important, mais surtout il nous en détourne, il concentre notre attention ailleurs, la confisque, l’absorbe, la consomme, nous en prive. Car, contrairement au progrès qui est inépuisable, notre attention est limitée. Elle est finie. Parfois, même, nous voudrions la mobiliser, mais il n’y en a pas plus, c’est comme si elle s’était volatilisée. Or, ce n’est pas vrai, elle ne s’est pas envolée, elle a été captée et utilisée à d’autres fins que celle à laquelle elle est destinée. Elle a été épuisée. Notre attention n’est pas faite pour consommer du temps, mais pour l’organiser, lui trouver un sens. Le progrès nous fait désormais accroire que le plus important n’est pas le plus important, que le sens ne compte pas, que tout peut être substitué à n’importe quoi, du moment qu’on peut lui attribuer la même valeur, et que le fait qu’il soit difficile, voire impossible,  parfois, de faire la différence entre une chose et une autre est la preuve irréfutable qu’elles sont identiques. Qui parvient encore à faire la différence ou cherche malgré les évidentes difficultés causées par le progrès pour parvenir à faire la différence à faire la différence se trouve aux frontières de la folie, sur une ligne abstraite où le sens et le non-sens se confondent, se convertissent sans cesse l’un dans l’autre, où les formes sont brouillées, les contours flous, les phrases changent de sens cependant même qu’on est en train de les lire en sorte que, à la fin, elles disent le contraire de ce qu’elles disaient au début et que, peut-être, en vérité, la fin est le début, à moins que ce ne soit l’inverse,  en vérité, comment savoir, tout est tellement embrouillé, et je me sens si fatigué, il est tard, très tard, déjà, où avais-je donc bien pu passer pendant tout ce temps, dans quelle faille de l’univers ai-je bien pu m’égarer ? Égaré, c’est le mot juste, oui. Égarés, nous le sommes tous, oui. Et il n’y a pas de guide pour sortir du labyrinthe où notre chemin s’est perdu, pas de fil, pas de fille de roi pour nous tirer de notre mauvais pas, tout cela, ce sont des notions d’avant, il y a bien longtemps qu’elles sont caduques, le progrès a fait son œuvre, et on ne l’arrête pas, non, à chaque époque de l’histoire, tout recommence : le progrès ne fait que commencer. Et comme on ne peut arracher nos propres pensées de notre corps, ces pensées qui ne nous appartiennent pas, que d’autres ont pensées pour nous afin de nous les faire penser, il faudrait fuir, oui, fuir, mais où ? Se trouve-t-il un endroit sur terre qui échappe encore au maillage satellitaire ? Et, à supposer que oui, pour combien de temps encore ? Combien de temps faut-il au progrès pour arriver ? Note que je ne prêche pas la haine du progrès. Mais alors quoi ? Je ne sais pas. Rien. Ou le revers de l’égarement : l’oubli, la disparition, ce silence étrange où l’on s’entendra enfin parler.