28.4.24

Pour ne pas devenir fou, il me faut embrasser la folie. Oublier le ressentiment que je conçois en haïssant ses causes. Qu’elles le soient, haïssables, ses causes, la mise au jour de ce fait me semble vaine, en pure perte. Je suis là, me tiens dans le flux de l’univers et ce qui coule sur ma peau comme au plus profond de ma chair, inonde mes os, je le sens, cela est invivable. Immonde. Et pourtant, cela, c’est la vie. Quand même je voudrais vivre une autre vie que la mienne — j’entends : une vie radicalement différente de la mienne —, je ne le pourrais pas. La forme des vies qu’il est possible de vivre est déterminée a priori par des agences qui me sont en tout étrangères. Et qui voudrait se réfugier quelque part dans les bois ne transformerait en rien le monde, ne le rendrait pas meilleur, loin de là, mais continuerait d’y vivre cependant, semblable à l’autruche, s’enterrant seulement pour ne plus rien voir, ne plus rien savoir de rien. À mon rêve naïf de vivre au bord d’un étang quelque part en Dordogne, ce matin, un article dans le journal est venu répondre de façon définitive par les mots que voici : police de l’eau. J’ai d’abord cru à une outrance journalistique, la chose est fréquente de quelque bord politique qu’elle vienne, mais non, il n’en est rien ; — ce n’est que la réalité. Et ainsi, à qui rêve de rejouer la scène originelle du bord de l’étang de Walden sur n’importe quelle rive intérieure, l’administration du territoire répond par la négative et demande ses papiers d’identité. Plus rien ne doit échapper au contrôle intégral, ni l’intimité (cet autre article qui s’interrogeait sur le caractère problématique ou non de la levrette ne se concluait-il pas sur cette sentence sexologique, je cite : « Le plaisir est en soi un acte militant » ?) ni l’espace où habiter, ni les fantasmes, ni les désirs, ni les rêves, ni les pensées, il en va de l’intérêt des personnes, de leur bien, et il n’y a rien in fine qui ressemble tant à un régime totalitaire qu’un régime démocratique. L’impossibilité d’avoir des pensées à soi, des sentiments à soi, d’habiter un espace à soi, voilà la forme que prend la folie. Et à mesure que la civilisation avance, c’est la possibilité même, non seulement de mener, mais d’imaginer une vie authentique — ou, plus prosaïquement, modérément sauvage — qui est niée. On ne peut pas prononcer un mot sans le faire précéder de son autosocioanalyse, on ne peut pas faire un pas sans établir au préalable son bilan carbone, et qui ne dresse pas chaque jour la liste des micro-agressions dont il s’est rendu coupable commet un péché mortel. Toute parole est suspecte, tout geste déplacé. Il faudrait pouvoir arracher ses propres pensées de son corps et les jeter au loin, mais cela non plus n’est pas possible : naturellement, nous sommes des êtres culturels, et tout ce que nous vivons, c’est la vie des autres.