201225

Aucune envie. C’est ainsi que je pourrais résumer une partie des sentiments qui m’animent en ce moment. Les ressources de malheur filial dont chacun dispose en plus ou moins grande quantité à la naissance, je les ai épuisées à la mort de ma mère et durant les années qui l’ont précédée ainsi que celles qui l’ont suivie. Après sa mort, notamment, au cours de ces dix années durant lesquelles je souffrais tant que je m’interdisais de souffrir, n’allant même pas chez le dentiste quand j’avais une rage de dents, parce que je n’étais pas vraiment malade, comme ma mère l’avait été, elle, et pour de bon, la preuve : elle en était morte. Quand je suis sorti de cette détresse, je ne m’en suis pas aperçu sur le moment, je n’avais plus de ce genre de tristesse en réserve, pour filer la (mauvaise) métaphore : le stock en était épuisé. Je me souviens qu’après la naissance de Daphné, pour la seule fois de ma vie, j’ai oublié de souhaiter son anniversaire à mon père. C’était un acte manqué, bien sûr, puisque j’étais devenu père, mais il y avait autre chose, je crois, aussi, comme si j’étais libéré d’un poids, d’une contrainte, d’une entrave, je ne sais pas quelle est l’expression exacte. La perspective de me rendre à Marseille à Noël pour aller le voir dans le mouroir où il se trouve enfermé me déprime profondément : je n’en ai aucune envie. J’ai le désir de me libérer de cela, mais je ne le peux pas, car cela ne dépend pas de moi. Il y a quelques mois, quand j’avais parlé de l’état de santé de mon père avec Pierre, ce dernier m’avait répondu qu’il fallait être bienveillant, ou humain, je ne sais plus quel mot il avait employé, qui signifiait être bon, mais je crois que je ne le puis pas, ne le puis plus, non que je sois mauvais, mais je ne peux pas être bon, je n’ai plus ce genre de bonté en moi : la maladie et la mort de ma mère ont détruit les sentiments de cet ordre-là, il n’y en a plus en moi. Et, même si je le voulais, je sais que je ne le pourrais pas, ne pourrais pas les faire renaître, car cela non plus, en vérité, ne dépend pas de moi. J’ai écrit le poème numéro dix de mon carnet d’un hiver (voir journal du 151225), ce matin, en marchant sous la pluie. Dans ces poèmes, il est question de mon père, plus ou moins directement, mais je ne vois pas de contradiction entre ce fait et les sentiments que je viens d’exprimer à l’instant. Quand même il y en aurait une — une que je ne percevrais pas —, que changerait-elle ? Rien, je crois. Écrire ces poèmes ne me rend pas heureux ; il m’est nécessaire de les écrire, — une nécessité vitale. Ils sont liés au temps qu’il fait, au temps qui passe, ainsi qu’à la marche. J’ai beaucoup marché, cette semaine, la semaine précédente, aussi. C’est en marchant que j’écris. Je ne sais pas si je marche pour écrire ou si j’écris pour marcher, peut-être que, tout simplement, les deux vont ensemble, inséparables, un pas après l’autre. En équilibre.

191225

Si écrire peut être l’une des plus grandes joies que je connaisse, jouer de la musique l’est tout autant, sinon plus encore, qui m’en dispense sans me contraindre à une forme de mutisme, me priver de toute expression. La musique — c’était ma théorie et je crois que ce l’est toujours d’une certaine manière — surpasse l’écriture en cela qu’elle se passe du sens, ne vient pas ajouter toujours du sens au sens, se passe de tout langage, peut n’être que du son, sans intention, sans fin, sans but, sans méprise, sans rien d’autre qu’elle-même. J’avais développé cette théorie en affirmant que l’écriture condamnait au malheur, qui ajoute toujours du sens à du sens, tandis que la musique seule nous permet d’être heureux, qui nous en dispense. La limite de cette théorie — à supposer que c’en soit réellement une, ce que je ne crois pas forcément —, dira-t-on, est qu’elle se place du point de vue de qui écrit ou joue, mais je ne crois qu’elle ignore qui en est spectateur, lit, écoute, entend. Quand je joue — quand je joue bien, si j’ose dire —, je deviens entièrement le son, le corps qui joue et qui entend, écoute, cependant qu’il joue, le corps qui émet n’étant pas distinct du son émis, de la musique. C’est un sentiment de plénitude rare, peut-être unique, du moins ne me semble-t-il pas que j’en connaisse aucun autre, qui annule toute séparation entre le dedans et le dehors, le jeu et le joué, l’émission et l’émis, le geste et le son, la musique et l’écoute. Tout à l’heure, j’ai enregistré une improvisation autour d’une gamme à laquelle je reviens sans cesse ces derniers jours. Le son de l’enregistrement est mauvais, sans commune mesure avec les réverbérations et les harmoniques naturelles qui émanent de l’instrument enregistré, mais j’ai eu envie de garder la trace, non : une trace parmi d’autres de mes improvisations, qui autrement s’enfuient avec le son. Et il est bon qu’elles s’enfuient avec le son, il est bon qu’il n’en reste rien, c’est cela, la musique, mais il est bon aussi qu’elles demeurent, quelquefois, que l’on en retienne le son, qu’il en reste quelque chose, c’est cela, la musique. Ces derniers jours (semaines ?) alors que je sens, j’éprouve divers sensations et sentiments désagréables, jouer de la musique me fait un bien rare, unique, précieux, je suis tout entier dans la musique que je joue, je me sens m’y dissoudre, plongé dans le son, sans séparation d’avec le son, devenir son, devenir ondes, devenir l’espace et le temps dans lesquels la musique a lieu. Joie dilatée, qui s’étend dans l’espace et dans le temps. Encore que la vérité n’ait pas de sens ici, parce que le sens n’a pas de sens ici, puisqu’il faut bien le dire dans les termes du sens, dans les termes de l’écrire, c’est ce que je connais de plus vrai.

181225

Humecter la mouture, disait la phrase étrange qui me tira du sommeil de fortune que j’avais fini par trouver, dans la nuit de samedi à dimanche, en écoutant au casque And Their Refinement of the Decline de Stars of the Lid, après que le voisin du dessus, lequel s’est depuis lors fait pardonner en nous offrant à tous les trois des chocolats, décida de faire trembler les murs aux alentours de quatre heures douze du matin et, par là même, de me réveiller. Il fêtait son anniversaire, nous a-t-il écrit sur le petit mot qu’il a glissé dans le sac qu’il a laissé — discrètement, je suppose — accroché à la porte d’entrée, et avait prévu de finir la soirée dans l’appartement d’un ami, mais ce dernier en avait malencontreusement perdu les clefs. Ah, les surprises que la vie nous réserve, tout de même. La vérité, je crois, est douloureuse, et je préfère mon sommeil au chocolat. Étrange, ai-je dit à propos de cette phrase, parce que l’on ne s’attend pas à entendre dans le disque d’un duo ambient originaire d’Austin, Texas, des mots tirés d’un film français des années 1980, que je n’ai jamais vu, 37°2 le matin. J’avais déjà dû les entendre toutefois,  ces mots, mais les oublier, puisque ce disque, lui, je le connais. Je lui préfère The Tired Sounds of Stars of the Lid mais, dans la nuit de samedi à dimanche, c’est le premier sur lequel je suis tombé. Avant de monter en pyjama chez le voisin pour me plaindre que les murs tremblaient et lui demander d’arrêter la musique, j’avais pris la peine de me recoiffer en me regardant dans le miroir de la salle de bains, précaution sans doute superflue, étant donné l’état d’alcoolisation avancée du voisin, mais on a sa dignité. Enfin, moi, j’essaie de la garder. On sauve ce que l’on peut, dans l’existence. Et c’est tout ce que j’ai trouvé. Circonlocutions assommantes sur des détails oiseux de mon insignifiant quotidien, me reprochera-t-on probablement à la lecture de ce bavard paragraphe, mais de quotidien, je n’en ai pas d’autre. Je ne m’en plains pas, n’étant pas certain d’être fait pour une autre vie, une vie d’aventure, par exemple. L’écueil de l’écriture, qui plus est, n’est-ce pas précisément cela : le sujet ? On croit qu’il faut avoir quelque chose à dire, mais est-ce si important ? Du point de vue de leur sujet, tous les livres tendent à se ressembler parce qu’ils appartiennent à la même époque. Et de même, du point de vue de l’écriture, parce qu’ils appartiennent à la même époque. Il ne s’agit pas d’avoir quelque chose d’extraordinaire à dire. Mais de quoi s’agit-il alors ? Je crois que je n’ai pas envie d’apporter une réponse à cette dernière question, même pas vraiment de la chercher. Tous les livres tendent à se ressembler, ai-je dit, et cette phrase, ce n’est pas la lassitude d’écrire qui me l’inspire, mais plutôt l’absence d’envie de lire les livres que l’on écrit. Absence que nulle idéologie ne commande, nul principe général, simplement mon goût. Et, comme ma vie, mon goût, c’est tout ce que j’ai.

171225

Se méfier. De mes excentricités, qui peuvent paraître amusantes — Comme c’est original ! a-t-on envie de s’exclamer —, c’est vrai, mais dangereuses, aussi, courant le risque à l’intérieur d’elles de m’enfermer, de me rendre prisonnier, sinon d’une image, d’une manière fausse de me comporter, de me penser, de m’être. À la fin, on devient son propre singe, et c’est ridicule. Paradoxalement peut-être, j’ai la chance de n’avoir pas de succès, de n’être pas connu, aussi n’ai-je pas à me caricaturer, me parodier pour correspondre à une idée que l’on se serait faite de moi, répondre à des attentes que mon existence passée aurait suscitées. Rien de tout cela dans le quasi anonymat qui est le mien. Et je vois bien ce que j’eusse pu facilement devenir, ayant ce penchant à cabotiner comme les bons acteurs qui ont des impôts à payer. Alors oui, il m’arrive de cabotiner, mais c’est par malheur, dans une sorte de détresse, à la tombée de certaines nuits dont je me dis que je ne vais pas les passer, que je n’y survivrai pas. L’étoile du matin, que j’appelle plus prosaïquement Nelly, me trouve profondément endormi quand il est l’heure de sortir du lit, la tête enfoncée dans l’oreiller, la respiration profonde, comme le sommeil. Ce matin, quand l’étoile est apparue dans mon ciel, j’étais à des années-lumière d’ici, dans une grande salle où de nombreuses personnes étaient présentes, une cérémonie de la SGDL, je crois, quelqu’un était en train de faire un discours — je ne le voyais pas, mon siège n’étant pas disposé tout à fait comme les autres, je faisais face, de trois quarts, à l’auditoire — et, au moment de prononcer son nom, l’orateur insistait sur Rachida Dati, comme quand on veut par là faire entendre aux auditeurs qu’il faut applaudir la personne à l’instant nommée, mais personne n’applaudissait, ou bien trop timidement, alors l’orateur reprenait et insistait, mais l’auditoire semblait ne pas comprendre ou ne pas vouloir comprendre que c’était le moment d’applaudir, et moi, qui avais compris, et qui voulais passer à autre chose (je trouvais le temps long), je me mettais en tête de faire la claque, sauf que, comme souvent dans les rêves, mes mouvements n’étaient pas naturels, et je voyais bien que mes gestes n’étaient pas normaux, comme si je me trouvais empêché d’applaudir des deux mains, ainsi que je l’aurais voulu, faussement, mais peu importait. C’est à ce moment-là que Nelly m’a réveillé. Je me suis tiré de ce rêve peu stimulant avec la plus grande des difficultés. Et, quand je l’ai raconté à Nelly, ce rêve, elle m’a dit que, pendant plusieurs minutes, je n’avais tout d’abord pas réagi à son réveil, m’entêtant à dormir de mon profond sommeil. Que se serait-il passé si j’avais continué de dormir ? Peut-être, ne me souvenant pas de mon rêve qui aurait duré, rien. Je ne sais pas. J’ai déjà exprimé la forme de déception que je ressens souvent au souvenir de mes rêves, comme s’ils n’étaient pas à la hauteur de mes attentes, mais il faut croire que c’est ainsi que je suis — profondément —, pas très intéressant.

161225

Ce matin, quand j’ai vu ______ sur son vélo, je me suis dit : Il a pris un coup de vieux, ______. Et tout de suite après : Moi aussi, j’ai dû prendre un coup de vieux. Sauf que je ne me vois pas comme je vois ______ quand je me dis qu’il a pris un coup de vieux, ______, pour cela, il faudrait que ______ soit à ma place et moi à la sienne ou alors l’inverse. Je ne savais pas que ______ faisait du vélo. Mais peut-être que ce n’était pas ______. Quand j’ai croisé ______, ai-je eu ou n’ai-je pas eu l’impression que ______ me reconnaissait et qu’il se disait : Il a pris un coup de vieux, Jérôme, non ? Il aurait pu s’arrêter, je ne dis pas qu’il aurait pu descendre de son vélo, ______, non, mais il aurait au moins pu s’arrêter, et me dire un mot, ______, moi je n’allais tout de même pas lui courir après. Non. Mais ce n’était peut-être pas ______. Pour le savoir, il eût fallu que je lui demande si c’était ______, et il eût pu s’agir d’un autre ______ que le ______ auquel je pense, le ______que j’ai connu, qui était plus jeune que moi et dont je me suis dit, me souvenant du ______ jeune que j’ai connu, du ______ qu’il n’est plus, donc, Il a pris un coup de vieux, tout de même, ______. Mais si ce n’était pas ______, ou alors un autre ______ que mon ______, alors tout cela ne veut rien dire. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas trouvé que Guillaume avait pris un coup de vieux, ce soir, quand je l’ai vu, et j’étais sûr pourtant que c’était lui, lui et non pas un autre, un autre que lui ni un autre Guillaume. C’est rassurant, me dis-je à présent, de savoir à qui l’on a affaire. C’est vrai, à quoi peut-on se fier désormais ? Ne vivons-nous pas à l’ère du faux, où tout peut être fabriqué, modifié, à l’heure où le faux est indiscernable du vrai ? Guillaume s’est-il dit, me voyant, Tiens, il a pris un coup de vieux, Jérôme ? Je ne sais pas. En tout cas, il n’en a rien laissé paraître. C’est heureux. Moi, je trouve que j’ai pris un coup de vieux. Je n’arrête pas de me dire : Je vais mourir. Ce qui est vrai, absolument, mais ce n’est pas ce que je veux dire, je ne veux rien dire dans l’absolu, je veux dire : Je vais mourir, maintenant, bientôt. Et le fait que je ne sois pas mort ne prouve rien, ne suffit pas à me détromper, je peux mourir l’instant d’après ou l’instant d’après ou l’instant d’après, ce qui, nécessairement, finira par arriver. Est-ce vieillesse que cela ? La dégénérescence, sans aucun doute, oui, l’affaissement, le déclin, assurément, et bientôt, il ne restera plus rien de moi, je me serai écroulé. Bientôt, plus personne ne pensera plus à moi. On m’aura oublié. Cela devait bien finir par arriver, me dirais-je, si je pouvais encore me le dire, alors, mais je ne serais plus, alors, alors je ne pourrais plus, alors. Et puis, de toute façon, comment se souviendrait-on de moi ? Comment ? — j’entends : par quel miracle. Comment ? — j’entends : en quels termes, de quelle façon, en bien, en mal, en quoi ? Peut-être que Guillaume se souviendra des lasagnes que je lui avais cuisinées, ce soir du seize décembre deux mille vingt-cinq, et de la tarte aux pommes, aussi ? Ça ou mes livres, le choix est vite fait.

151225

Recopié les poèmes que j’ai écrits ces dernières semaines dans un carnet. Y compris celui de ce matin, en marchant dans Paris. C’était cet après-midi, dans un carnet grand public, ligné format A5, et avec un stylo Bic rétractable noir, un M10, pour être précis, tout d’abord, allongé par terre, sur le ventre, puis assis à ma table d’écriture. Qui n’écrit pas ou, plus précisément, n’écrit pas comme un maniaque, ne comprendra pas l’importance de ces détails (pas ces détails-là, mais ce genre de détails, que ce genre de détails aient une importance). Et pourtant, d’une manière qui me semble encore quelque peu difficile à exprimer clairement, ces détails ont une importance considérable. Ils inscrivent l’écriture dans la vie, la vie la plus ordinaire et la plus profonde. Ce matin, à l’approche du Parc Montsouris, avec un sans-gêne déconcertant étant donné le sujet qu’ils abordaient, des employés aux espaces verts discutaient en criant d’un trottoir à l’autre de l’Avenue René Coty (de l’allée centrale de l’Avenue René Coty au trottoir de la rue Saint-Yves, qui se trouve un peu en hauteur par rapport à l’avenue, pour être tout à fait exact) : « — Hé, tu sais qu’y a un type qui s’est pendu à une de nos cabanes, ce matin ? — Ah bon ? — Ouais, il s’est pendu devant la cabane. — Eh ben, l’a pas fait les choses à moitié, lui… Allez, tant pis… » L’intérêt que nous portons au sort des autres, me suis-je dit en entendant cette dernière remarque philosophique, est tout relatif. Mais en quoi différait-elle, cette dernière remarque, de ce que nous inspire la mort de milliers de personnes, dont nous prenons chaque jour, dans des circonstances plus ou moins atroces, plus ou moins violentes, et toutes les justifications que, de quelque camp que viennent les voix qui s’adonnent à cet exercice répugnant, l’on s’acharne à apporter pour faire rentrer la mort dans une sorte d’ordre des choses où, malgré tout notre progrès, toute notre science, toute notre richesse, elle n’a pas sa place ? À vrai dire, je l’ignore : en rien, probablement. J’ai continué de marcher, et trouver les grilles du parc fermées (ceci s’expliquant par cela) ne m’a pas empêché de poursuivre ma route autour, puis jusqu’à la BNF puis jusqu’à la maison en passant par le Jardin des Plantes et le Jardin du Luxembourg. Tout en marchant, comme je l’ai dit un peu plus tôt, j’ai écrit un autre poème, le neuvième, moins sombre que les précédents, ce qui s’explique : je l’ai écrit dans une éclaircie. Cette précision météorologique n’est pas sans importance : les poèmes que j’écris ces dernières semaines retrouvent une idée que j’avais eue, il y a plusieurs années de cela, sans jamais la mener réellement à bien, le carnet doit encore être quelque part, peut-être, mais je ne sais pas où, l’idée d’écrire un carnet d’un hiver, ce que je suis en train de faire, même si nous ne sommes pas encore en hiver, c’est pour cela que le carnet ne s’intitule pas carnet d’un hiver, mais il ne s’intitule pas non plus carnet d’un automne, il pourrait s’intituler carnet d’une année, si je continuais après l’automne, durant l’hiver, le printemps et l’été, ce que j’ai l’intention de faire, ou pourrait s’intituler carnet des saisons avec des parties pour chaque saison, ce qui n’est pas follement original, mais ce n’est pas la question, clairement définies ou non, ce n’est peut-être pas non plus la question, mais j’ai tout de même sauté deux lignes au début de chaque page sur laquelle j’écris un poème pour laisser la possibilité d’écrire un titre ou un autre, plus ou moins général, plus ou moins particulier, c’est important de se laisser des possibilités, de ne pas se les fermer, idée que l’écriture soit au cœur de la vie, sans séparation, comme nous devrions être, sans séparation, parmi le cosmos.

141225

L’humanité ne fait pas le tri. Ou ne le devrait pas. Pourtant, quand je vois cette meute de motards déguisés en pères Noël déferler sur le boulevard, faisant hurler les moteurs de leurs engins et une infâme musique dans des hauts-parleurs de qualité inférieure, le tout sous la bienveillante surveillance de la police nationale, sinon de faire le tri —la vérité est prosaïque : le tri se fait tout seul —, j’ai envie de me séparer. De facto, je le suis, séparé mais il me semble ce n’est pas assez. Je rêve d’une maison avec vue sur la mer, perdue dans une région au climat si affreux que personne ne s’aventurerait à venir la visiter. Au lieu de quoi, évidemment, je réside sur la rive gauche de Paris. Cruel destin. N’exagérons rien, mais l’on n’en est pas loin. Est-ce vrai que la vérité est prosaïque ? La question, en tout cas, ce me semble, ne l’est pas. Il faudrait donc répondre par la négative. On a l’impression, toutefois, qu’elle l’est, ou du moins qu’elle est quelque chose de simple, ou plutôt qui se peut offrir avec une certaine simplicité à qui se trouve bien disposé à son égard. Mais qui se trouve bien disposé à son égard ? Si je le prétendais de moi, qui pourrait croire à ma sincérité ? Je cherche, malgré cela, sinon la vérité (au sens de l’entité majuscule), des phrases qui ne soient pas trop injustes, ne soient pas trop maladroites, se tiennent à peu près droites, le tête haute et le regard tourné vers le lointain. La misère, la vraie misère, c’est la limitation que l’on s’impose, — son petit périmètre à soi. Il est sensible, très, ne croit pas que ce soit quelque chose d’insaisissable, à la vérité, il suffit de faire attention à la réalité pour tout comprendre, d’un coup. Tout est révélé. Ce matin,  par exemple, cependant que je fais des pompes entre le lit et le bureau, à la radio, il y avait une femme qui parlait de son rapport à la musique (il y a une émission comme ça, tous les dimanches matins, sur la station France du même nom) et, encore que je n’aie jamais prêté la moindre attention réelle à sa voix, que j’ignore à peu près tout d’elle, l’écoutant parler, je me suis dit : « Tiens, mais c’est _____ _________. » Après avoir fini mes pompes et éteint la radio (je ne suis pas fou, je ne tiens pas à m’infliger deux séances de torture coup sur coup), j’ai vérifié sur le site internet de la radio si c’était bien elle, et c’était bien elle. Et je n’ai pas compris si cette version de la réalité (les gens qui ont du succès, et la petite mondanité qui se forme par là) était trop prévisible ou si j’étais trop intelligent, trop sensible, trop clairvoyant pour la trouver intéressante. Sauf que moi, je n’ai pas de succès. Oui, tout raisonnement a une limite. Malheureusement pour moi, c’est celle-là. Comme l’écrit Paolo Santarcangeli dans son livres sur les labyrinthes : « Le labyrinthe est double : si ses couloirs sinueux évoquent les tortures de l’Enfer, ils conduisent toutefois vers le lieu où s’accomplira l’illumination. »

131225

Pas d’aventure aujourd’hui, même miniature. Les mauvaises pensées — et Dieu sait que je n’en manque pas, je suis comme une usine à mauvaises pensées, si n’importe quel pays avait le taux de productivité qui est le mien en matière de mauvaises pensées, il prendrait des décennies d’avance sur ses concurrents dans n’importe quel marché —, je ne les chasse pas à proprement parler, je les laisse s’exprimer, je les considère avec détachement, me disant : Oui, c’est ce que je pense, mais j’en ai l’habitude à présent, je sais que je suis une usine à mauvaises pensées, elles ne me font rien, en réalité, parce que je sais que ce n’est pas l’objet de mes mauvaises pensées qui est en jeu, je sais que c’est l’image que j’ai de moi-même, et c’est cela à quoi je dois penser, cela que je dois prendre en considération, cela sur quoi je dois m’efforcer de travailler et non l’objet de ma mauvaise pensée, je les laisse aller et venir, mes mauvaises pensées, elles me concernent si peu, en réalité, elles sont comme des démangeaisons, on ne se définit pas par rapport à une démangeaison, on se gratte, et puis on n’y pense plus. Pas d’aventure aujourd’hui, même miniature, je tâche de ne rien faire ou presque, n’est-ce pas là que se trouve l’origine de toute sagesse : ne rien faire ? Au lieu de quoi — au lieu de rien, c’est-à-dire —, tout le monde s’efforce de faire quelque chose, d’agir, de changer le monde, de faire la guerre, de faire la paix, de gagner de l’argent, de s’imposer, de s’affirmer, de se montrer, d’être en haut de l’affiche, d’être connu, d’être, je ne sais pas, d’être, tout simplement, et être, moi, je n’en ai pas envie. Ou, en tout cas, pas comme cela, non, pas comme les autres, pas comme tout le monde. Et ce n’est pas pour me singulariser, c’est simplement pour exister à ma façon, et non une autre. En disparaissant, en ne faisant rien, parce que je sais que c’est cela qu’il faut faire : rien, j’avance sur le chemin de la sagesse. Et j’ai beau savoir que cette expression — avancer sur le chemin de la sagesse —, à l’époque qui est la mienne, est une expression totalement dénuée de sens, totalement vide de toute signification, c’est ainsi qu’il faut que je le formule, et ainsi qu’il faut que je vive : en avançant sur le chemin de la sagesse. N’affirmant ni ne niant, m’occupant le moins possible de l’essence, en laissant ce qui doit l’être, en abandonnant le monde et les autres qui le peuplent quand il le faut : je ne veux pas de prise, pas d’emprise, sur le monde et les autres qui le peuplent, je sais que tout cela, je dois le laisser à lui-même, que rien de tout cela n’a le moindre sens. Si je devais tracer un cercle autour de moi, qui serait le cercle de mon influence sur le monde réel, il serait d’un diamètre minuscule, mais au moins aurait-il quelque réalité, tandis que l’on s’imagine jouir d’une influence considérable parce qu’on est important, connu, puissant, que sais-je encore ? mais cela n’a aucun sens, ce n’est pas vrai, le sens n’est pas quelque chose, le sens est un geste, une physionomie, une intonation, un regard, une attention, une joie simple, le matin, la joie que procure la simple existence des êtres qui me sont chers, et partant, la joie que la simple existence procure, l’existence de rien, pas même l’existence en soi, non, une atmosphère, une impression, la possibilité de vivre. De ces remarques, je ne veux pas faire une quelconque théorie générale, je sais qu’elles sont liées à mon état d’esprit singulier — le mien, ce jour-ci, peut-être aussi au temps qu’il fait, gris depuis des jours, mais la brume, qui, quand elle cache un peu les choses qui peuplent le monde, rachète le péché qu’elles commettent d’être, ces choses, d’être, des choses —, mais il me semble qu’elles comportent une certaine vérité, laquelle ne doit sans doute pas être nommée en tant que telle. N’est-ce pas pour la dire sans la nommer en tant que telle, cette vérité, qu’on écrit des poèmes ? Au cours des deux semaines qui viennent de s’écouler, j’ai écrit huit poèmes. J’utilise l’application Notes qui se trouve sur mon téléphone, là où je dresse mes listes de course (Harengs / Œufs / Gruyère / Endives / Roquefort / Pommes de terre / Lait). Cette application est laide (tout : le dispositif, l’interface, la police de caractères, le choix de la gamme des couleurs, la majuscule automatique à chaque renvoi à la ligne, etc. —, et j’ai pensé recopier les poèmes dans un de mes carnets encore vierges, ce que je n’ai pas encore fait, toutefois, je devrais, au moins pour sauvegarder ce que j’ai écrit et qui risque de disparaître suite à une mauvaise manipulation, une panne de données, que sais-je ? —, mais je crois que cela me convient ainsi : l’absence de toute qualité esthétique du dispositif le neutralise et me permet d’écrire librement, de lire à voix basse ou à haute et de corriger, de récrire à volonté, sans rature, lisible. De la sorte, il n’y a rien dans la chose — l’objet vidé est rendu nul —, tout est dans la pensée, le sentiment, la vérité.

121225

Un aventurier de l’oisiveté. — Qu’il faille être une sorte de dandy oisif pour parvenir parfois à s’habiller de made in France et que les masses nombreuses se vêtent de nippes produites à l’autre bout de la planète dans une frénésie de garde-robe qui confine au trouble mental est une inversion si complète du système des valeurs occidentales, qui associaient il y a peu encore le lointain à la rareté, au luxe, à l’exotisme, qu’à elle seule, ou presque, elle suffit à expliquer l’état du monde qui est le nôtre. On dira certes que c’est par le petit bout de la lorgnette géopolitique, mais il y a dans ce déferlement de marchandises qui flatte si bien nos instincts primitifs (posséder, stocker) et post-modernes (acheter, jeter, recommencer) que ce dernier n’est peut-être pas si étroit que le croirait un esprit peu attentif. Après avoir pillé le monde, pourrait-on dire si nous manquions quelque peu de charité, l’Occident en est devenu la poubelle, et se déverse sur Lui toute la rancœur de l’histoire, qui L’inonde de sa bile mauvaise : l’Occident est littéralement submergé par cette masse de matières toxiques, de produits nocifs, de fabriques indignes, et de coupes informes sous le poids desquels Il s’enfonce chaque jour plus profondément dans l’inélégance et le débraillé les plus parfaits. Le progrès, désormais, ne sert plus, en effet, à éveiller les consciences, à libérer les corps, mais à les contraindre, les attacher à leurs peurs primaires, qui les lie à l’angoisse que suscite la mort dans une fuite imbécile à qui possédera toujours quelque chose de plus. Comme rien ne distingue un bonheur illusoire d’un bonheur authentique, rien qui épouse en tout cas l’urgence de nos désirs, car pour faire une telle distinction, il faut précisément retarder notre désir, le différer, arrêter ou ralentir l’écoulement du temps, ce qui revient à la fois à perdre et à gagner du temps sur la mort — perdre parce que le temps passe tout de même qui nous en rapproche inéluctablement, gagner parce que nous l’appréhendons plus justement, et situons notre temporalité dans celle, plus vaste, et plus effrayante, parfois, il est vrai, de l’histoire naturelle —, le système productif (qu’on l’appelle économie de marché ou capitalisme n’a guère d’importance, ne fait guère de différence) assouvit et stimule sans cesse la passion du contentement qui anime l’espèce humaine. Il n’y a pas de satiété parce qu’il n’y a même plus de désir : dans la mesure où il n’y a pas d’écart, pas de délai entre le désir et son assouvissement, le désir n’est plus, il est complètement absorbé par l’accomplissement. Et, en vérité, tout est toujours déjà accompli : il n’y a plus de tiraillement, plus d’attente, plus d’inquiétude, et plus de quiétude non plus, rien que des flux dépourvus de toute raison, c’est-à-dire de toute finalité. L’on avance ainsi dans un recommencement perpétuel, un temps vidé de toute signification, éternel en même temps qu’éphémère, éternel parce qu’éphémère, sans cesse le même et, donc, sans cesse renouvelable à l’identique. L’éternel retour du même ne s’achève pas dans l’ἐκπύρωσις, le grand incendie de la fin et du commencement du temps, qui renouvelle et se renouvelle par sa destruction, il est de tout instant, parfaitement clos sur lui-même, absolument vide. Aller faire des emplettes, pour le dandy oisif, ainsi, ce n’est plus faire ce geste par lequel l’intelligence se rendit jadis au marché, c’est une aventure métaphysique. Et qui ne s’est pas encore privé totalement de l’usage de ses facultés intellectuelles, même s’il aura l’air assurément plus chic, il n’est pas dit qu’il s’en tirera tout à fait indemne.