Aucune envie. C’est ainsi que je pourrais résumer une partie des sentiments qui m’animent en ce moment. Les ressources de malheur filial dont chacun dispose en plus ou moins grande quantité à la naissance, je les ai épuisées à la mort de ma mère et durant les années qui l’ont précédée ainsi que celles qui l’ont suivie. Après sa mort, notamment, au cours de ces dix années durant lesquelles je souffrais tant que je m’interdisais de souffrir, n’allant même pas chez le dentiste quand j’avais une rage de dents, parce que je n’étais pas vraiment malade, comme ma mère l’avait été, elle, et pour de bon, la preuve : elle en était morte. Quand je suis sorti de cette détresse, je ne m’en suis pas aperçu sur le moment, je n’avais plus de ce genre de tristesse en réserve, pour filer la (mauvaise) métaphore : le stock en était épuisé. Je me souviens qu’après la naissance de Daphné, pour la seule fois de ma vie, j’ai oublié de souhaiter son anniversaire à mon père. C’était un acte manqué, bien sûr, puisque j’étais devenu père, mais il y avait autre chose, je crois, aussi, comme si j’étais libéré d’un poids, d’une contrainte, d’une entrave, je ne sais pas quelle est l’expression exacte. La perspective de me rendre à Marseille à Noël pour aller le voir dans le mouroir où il se trouve enfermé me déprime profondément : je n’en ai aucune envie. J’ai le désir de me libérer de cela, mais je ne le peux pas, car cela ne dépend pas de moi. Il y a quelques mois, quand j’avais parlé de l’état de santé de mon père avec Pierre, ce dernier m’avait répondu qu’il fallait être bienveillant, ou humain, je ne sais plus quel mot il avait employé, qui signifiait être bon, mais je crois que je ne le puis pas, ne le puis plus, non que je sois mauvais, mais je ne peux pas être bon, je n’ai plus ce genre de bonté en moi : la maladie et la mort de ma mère ont détruit les sentiments de cet ordre-là, il n’y en a plus en moi. Et, même si je le voulais, je sais que je ne le pourrais pas, ne pourrais pas les faire renaître, car cela non plus, en vérité, ne dépend pas de moi. J’ai écrit le poème numéro dix de mon carnet d’un hiver (voir journal du 151225), ce matin, en marchant sous la pluie. Dans ces poèmes, il est question de mon père, plus ou moins directement, mais je ne vois pas de contradiction entre ce fait et les sentiments que je viens d’exprimer à l’instant. Quand même il y en aurait une — une que je ne percevrais pas —, que changerait-elle ? Rien, je crois. Écrire ces poèmes ne me rend pas heureux ; il m’est nécessaire de les écrire, — une nécessité vitale. Ils sont liés au temps qu’il fait, au temps qui passe, ainsi qu’à la marche. J’ai beaucoup marché, cette semaine, la semaine précédente, aussi. C’est en marchant que j’écris. Je ne sais pas si je marche pour écrire ou si j’écris pour marcher, peut-être que, tout simplement, les deux vont ensemble, inséparables, un pas après l’autre. En équilibre.










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