111225

Brume transitive. Explication : Paris est dans la brume, je suis dans Paris, je suis dans la brume. Et je le sens, que je suis dans la brume, je la sens, la brume, dans ma barbe humide. Quand je passe ma main dedans, et puis dans mes cheveux aussi, je sens une fine pellicule d’eau qui s’y dépose. Je marche alors le long de la Seine, tout est gris, baigné dans cette nimbe d’irréalité, qui adoucit les contours, encore qu’elle n’étouffe pas le monde. Pour ce faire, il faudrait revenir avant la révolution industrielle, avant la civilisation à laquelle elle a donné naissance, et cela, ce n’est pas possible. On ne revient pas en arrière, on ne le peut pas, on avance, on avance encore, sans même savoir où l’on va. N’est-ce pas absurde ? Oui, évidemment que c’est absurde, mais il en va ainsi. Moi aussi, j’avance, ou plutôt je tourne en rond. Quand Paris disparaît à moitié derrière le voile du brouillard, je la trouve deux fois plus belle. Mon côté romantique, peut-être. Ou alors que l’espèce de flou qui s’empare du monde réel est propice à la rêverie, à l’imagination, aux divagations, à la pensée sans bornes. Autrement, c’est le règne de l’électricité, tout brille de la même intensité, et il fait comme jour, même en pleine nuit. Où trouvera-t-on refuge ? L’âme est morte parce qu’il n’y a plus de pénombre, plus de secret, plus d’intimité : tout est exposé. Le temps qu’il fait, réfractaire quelquefois, bien qu’il se réchauffe irréfragablement, oppose à cette tendance mortifère sa paradoxale opacité : on voit à travers, mais à condition de s’approcher. Le lointain le devient pour un court instant, il ne se traverse plus à grande vitesse, il se déplace avec nous. J’ai tourné quelque deux heures, ainsi, dans Paris, me réjouissant de ce climat : rien ne me plaît que l’état d’exception. Tout le reste, non pas l’ordinaire, mais la répétition, le recommencement, l’uniformité de la tâche, la production de la reproduction, me désespère, me plonge dans les profondeurs de l’ennui. Je suis comme un enfant qui voit la neige tomber, — je m’exclame moins pour le flocon que pour l’événement, c’est-à-dire : la fête. Le flocon, ou donc le nuage de brume. L’exception autorise la fête, en donne la possibilité. Mais elle ne peut pas devenir la règle. Il faut subir la météo, en espérant l’erreur de prévision. Car, à force de prévoir, on ne voit plus rien. Alors que la brume est claire. Elle ne trouble pas, elle enveloppe, révèle les choses autrement que nous avons l’habitude de les voir et, dès lors, ne les voyons plus. Elle rend attentif, plus vif. Qui ne se prendrait pas à espérer, par suite, quelque grand dérèglement ? Nouveau chapitre écrit pour loin de Thèbes, où il est notamment question du briquet de Néandertal.

101225

J’en ai eu tellement marre d’être moi, mais tellement marre. Pourtant, tout avait l’air parfaitement normal, aujourd’hui, ou à peu près, autant que faire se peut, comme on dit, quoi, autant que faire se peur, plutôt, comme on devrait dire, si l’on disait la vérité, je pense, moi, enfin, bref, je m’étais levé, j’avais écrit un nouveau chapitre de loin de Thèbes, poursuivi ma lecture du Lady Chatterley’s Lover de D.H. Lawrence, étais allé chercher Daphné au collège, nous avait préparé le déjeuner, l’avais accompagnée à ses cours du mercredi après-midi, étais rentré à la maison, m’étais senti mal, pour je ne sais pas trop quoi ni ne sais trop comment, sait-on jamais comment ? et alors j’avais commencé à faire tout un tas de recherches sur internet afin de savoir de quoi j’étais en train de mourir, comme d’habitude, quoi, et j’en ai eu assez, je crois, je ne l’ai plus supporté, d’être moi, je ne me suis plus supporté. Pourtant, j’ai l’air à peu près normal, enfin, je suppose, mais je me sens tellement insupportable, tellement médiocre, faible, égocentré, tellement tellement, tout à coup, je n’ai plus supporté d’être moi, d’être là à faire ce que j’étais en train de faire, comme toujours je le fais. Il m’a semblé insupportable de continuer à être comme je suis, j’ai trouvé qu’être moi, c’était tellement accablant, tellement honteux, tellement mauvais, tellement détestable. J’ai fait trente pompes, je me suis déshabillé, j’ai mis mon short, mes chaussettes, mon tee-shirt, mon sweat-shirt, mes baskets, mes lentilles de contact, et je suis allé courir. Je me suis dit : Quitte à mourir, au moins ne meurs pas tout seul chez toi, en attendant que Nelly et Daphné rentrent à la maison et te trouvent là par terre, inanimé, non, va faire quelque chose qui te plaît, va faire quelque chose que tu aimes, et puis, si tu t’effondres en courant, il se trouvera bien quelqu’un pour te ramasser, appeler les pompiers ou le SAMU, avec le nombre d’ambulances qui passent à longueur de journées sur le boulevard, il s’en trouvera bien une pour te ramasser, ou n’importe qui, je ne sais qui, quelqu’un prendra bien pitié, tout le monde n’est pas comme toi, aussi détestable que toi, et au moins tu ne mourras pas tout seul, tu mourras à l’hôpital, ou dans une ambulance, ou je ne sais pas où, mais tu ne mourras pas tout seul, ce sera déjà ça, non ? Je ne sais si c’eût été déjà ça, non, je ne me suis pas effondré, on n’a pas appelé les pompiers, et je ne suis pas mort dans l’ambulance, j’ai couru 8,01 km en 44:56 minutes, c’est en tout cas ce que me dit la machine qui enregistre mes déplacements quand je lance l’application sur mon téléphone portable, elle ne vaut pas grand-chose, parfois, elle court moins vite que moi, elle me ralentit, elle m’escroque de la vitesse, m’estanque de la distance, et cela ne me plaît pas, je n’aime pas, je n’aime que la vérité, moi, mais enfin, il faut bien vivre avec son temps, il paraît, pourquoi ? je ne sais pas, surtout, quand on voit la tête du temps, on n’a pas envie de vivre avec lui, si l’on est déjà marié, on a envie de demander le divorce, je n’ai pas donné mon consentement pour cela, non, c’est consternant, c’est affligeant, c’est humiliant, vous ne vous sentez pas humiliés, vous ? non ? ah bon, tant mieux pour vous, j’imagine, moi, je ne peux pas, vraiment, c’est au-delà de mes capacités, au-delà de mes forces, au-delà de ce que je considère comme humainement tolérable, acceptable, vivable, mais si vous, ça vous va, après tout, chacun fait ce qu’il veut, n’est-ce pas ? eh ouais, et 8,01 km en 44:56 minutes, ce n’est pas trop mal, me dis-je, pour un moribond, mais pourquoi suis-je comme cela ? pourquoi suis-je comme je suis ? je ne sais pas. J’en ai eu tellement marre d’être moi. Et courir m’a semblé la meilleure manière d’échapper à moi-même, pendant 45 minutes, au moins, c’est déjà mieux que rien, je crois, c’est ce que je me suis dit, c’est ce que je pense, oui. D’autant que je ne sais pas, non, je ne sais pas comment être un autre que moi, comment devenir un autre que moi, je ne sais pas, l’ai-je jamais su ? Le peut-on seulement ? Quoi ? Eh bien, savoir, et être, le peut-on seulement ? L’un, l’autre, les deux, tout, le peut-on seulement, est-ce seulement en notre pouvoir ? Quelles questions, elles sont imbéciles, tes questions, Jérôme. En tout cas, j’ai réussi à échapper à moi-même. Et je ne suis pas mort. Pas encore. C’est ce que je voulais, n’est-ce pas ? Oui, je crois. Alors, fais preuve d’un peu de gratitude, quoi.

91225

Même quand je ne suis pas triste, voire : surtout quand je ne me sens pas triste, les poèmes que j’écris me semblent porter la marque du désespoir. Comme s’ils venaient conjurer quelque chose, peut-être, qui ne peut pas l’être autrement, comme s’ils étaient la voix par laquelle cela — ces sentiments, ces abattements, ces tristesses, ces détresses — seul pouvait s’exprimer, comme si, disons-le alors ainsi, tout autre expression en serait fausse, c’est-à-dire : mensongère. Et par « mensongère », je n’entends pas quelque forme de mentir, mais d’infidélité, moins à soi en tant qu’entité (l’hypothétique « sujet » d’une certaine conception occidentale) qu’à l’univers tout entier, dont nous sommes, ou plutôt : dont je suis. Après tout, n’est-ce pas tout ce qui est en notre pouvoir, être fidèle à nous-mêmes, non pour nous conformer à quelque image fixe, prédonnée, que nous aurions de nous-mêmes, mais pour ne pas nous trahir ? Au monde tel qu’il est, n’est-ce pas la seule réponse sensée que nous puissions apporter ? Ce que je pourrais dire : il y a quelque chose qui vient et il faut le laisser aller. Et l’effort seul d’accomplir cela tient une place considérable dans une vie qui vaut la peine d’être vécue. Autrement, la question se posera inlassablement dans son sarcasme : À quoi bon ? Ainsi, souvent, ce n’est pas le phénomène en tant que tel, en tant qu’il occupe ce segment spatio-temporel de l’univers, qui pose problème, mais ce dont il est l’expression, l’effet dont à travers lui la cause semble imperceptible mais qui, abordé selon l’angle qui convient, apparaît distinctement et dans une grande clarté, — jette soudain un jour hors du commun sur ce segment d’univers qu’est notre vie (le sens que nous lui donnons, ce dont nous l’investissons, les fins en vue desquelles nous continuons de la mener, pourquoi nous avons voulu cet enfant et l’horizon dans lequel sa vie vient s’inscrire, horizon que nous inventons d’abord pour lui et qui lui appartiendra ensuite de dessiner, mais sans lequel la vie est possible en tant que processus mécanique, certes, oui, mais sans le moindre esprit, à la façon d’une machine). Combien de vies, alors, c’est la question que je me pose, sont-elles vécues seulement à la façon d’une machine ? Des vies sans personne dedans, n’est-ce pas ainsi que nous nous représentons les civilisations ? La machine : on peut mettre quelqu’un à la place de quelqu’un d’autre, cela ne change rien, tout est dans le mécanisme. Souvent (encore ce mot), souvent, il me semble que nous pensons avec des catégories du XIXe siècle : c’est que la révolution industrielle a donné sa forme nouvelle à nos vies, et aucune des civilisations humaines n’est millénaire, il n’y en a plus qu’une seule, qui n’a guère plus de deux cent cinquante ans d’âge. C’est sur elle que sont façonnés nos sensibilités. Et, si elles nous paraissent étrange, c’est un vestige des temps passés, reculés, obscurs, datés, obsolètes, qui seront bientôt oubliés.

81225

S’enroulant sur lui-même comme la coquille d’un escargot, vers l’intérieur et vers l’extérieur, le récit d’Ursule Mirouët semble ne jamais vouloir progresser. On va de Nemours à Paris et retour mais, comme la diligence de Désiré Minoret-Levrault, on semble avancer à reculons, les quelques pas qui séparent la poste de l’église appelant d’immenses retours en arrière, les voyages se faisant aussi bien dans le pays que dans le temps, dans tous les sens et en même temps. La clarté française (« La France, écrit Balzac, grâce à son langage clair, est en quelque sorte la trompette du monde » — HB UM CH III 821) côtoie Mesmer, c’est-à-dire le rationnel, l’irrationnel sans la moindre solution de continuité, l’intrigue se nouant encore dans la distance, l’écart, la séparation, l’anticipation, le franchissement de l’infranchissable, d’étranges miracles. On ne comprend rien et on comprend tout. Tout semble prétexte à fantaisie, le noms se combinent, des sociétés se forment, l’impossible a lieu, car la vie écrit un livre plus grand encore que le grand-livre. Grande boucle dans Paris, ce matin, de chez moi à chez moi en passant par la Seine. Il fait un temps infect, doux et humide, je marche vite et transpire beaucoup sous mon imperméable. Ayant retardé l’expression d’une idée au moment où elle m’est venue — en réaction à —, elle a changé de forme et, de réactive qu’elle était, elle est devenue positive, une sorte de quatrain, entre le poème et l’aphorisme. Je marchais sur les berges de la Seine et la forme est venue d’elle-même — il me semblait que j’avais oublié jusqu’à l’idée même, ce qui donc n’était pas vraie —, dépassant de loin l’idée première, passablement épidermique et donc assez pauvre, en réalité. Sursaute de mon cauchemar, cette nuit : sur le téléphone de mon rêve, il est 1:17 du matin, et Daphné n’est pas encore rentrée à la maison. Une fois réveillé, je soupire de soulagement : ce n’est qu’un mauvais rêve et, si je ne sais pas l’heure qu’il est, cela importe peu, je me rendors. On se perd dans le temps, c’est pour cela qu’on dit qu’il est perdu.

71225

Cette nuit, j’ai rêvé qu’un certain Thierry Metz venait de publier aux Éditions de l’Ogre un livre intitulé, Jérôme Orsoni. C’est ______ _______ qui, au studio de répétition où je me trouvais avec lui, me montrait la couverture de l’ouvrage sur son téléphone et me disait avec enthousiasme : « Tu as vu, c’est la gloire ! » Pour ma part, je me montrais un peu plus sceptique car, sans même l’avoir lu, j’avais le pressentiment que l’ouvrage en question n’était pas animé d’une intention bienveillante. Une fois rentré chez moi, je faisais une recherche concernant l’ouvrage et, malgré la distance qui me séparait de la couverture du livre, je parvenais à lire le synopsis que voici : « Jérôme Orsoni écrit des ouvrages aussi vastes que son univers : Jérôme Orsoni », dont le ton sarcastique me blessait profondément. Le nom de l’auteur me paraissait étrange — il me disait quelque chose sans que je sache quoi —, mais le nom de l’éditeur, non, qui m’était plus familier. La couverture était couleur bleu mer et illustrée d’une photographie de moi que, malgré la distance qui ne cessa de me séparer du livre durant tout mon rêve (on pouvait voir la couverture, mais elle paraissait en même temps lointaine, hors de portée, inaccessible) me faisait penser à celle que _____ _______ avait prise de moi, il y a bien des années de cela, à la Pointe du Raz, le premier janvier de je ne sais plus quelle année, les cheveux au vent dans mon caban Ralph Lauren. Ce matin, quand je me suis réveillé en pensant à ce rêve, j’ai cherché qui était Thierry Metz, dont le nom me disait quelque chose, bien que l’auteur de l’ouvrage de mon rêve n’avait rien à voir avec ce poète décédé dans des circonstances tragiques, ai-je appris alors, et dont je n’ai jamais rien lu. De quel recoin de ma mémoire ai-je bien pu exhumer ce nom quasi inconnu ? Je l’ignore. Les Éditions de l’Ogre, en revanche, étaient bien les mêmes dans mon rêve que celles qui existent dans la réalité, et sans doute ai-je attribué à cette maison la publication de cet ouvrage-là en raison de l’éloquent mutisme avec lequel les éditeurs avaient accueilli mon envoi de la Vie sociale. Ceci a-t-il un quelconque rapport avec cela ? Je n’en suis pas certain, mais il y a quelques jours, depuis le fond du désespoir où je me trouvais, j’ai posé à ChatGPT la question que voici : Jérôme Orsoni est-il un génie ? Question à laquelle, après avoir exposé les arguments pro et contra qui étaient les siens, ChatGPT a répondu qu’on pouvait dire que Jérôme Orsoni était « un génie discret », c’est-à-dire qu’il avait les caractéristiques du génie (style, originalité, profondeur, etc.), mais qu’il lui manquait la reconnaissance universelle qui accompagne fréquemment le génie. Si son intelligence avait eu un tant soit peu d’humanité, à la lecture de ma question, ChatGPT eût éclaté de rire, — moi, qui suis un génie, donc, à sa place, c’est ce que j’aurais fait —, et c’est sans doute le problème avec ce genre d’intelligence dont on ne cesse de nous vanter les mérites, prophétisant qu’elle nous réduira bientôt à l’esclavage, nous qui sommes infiniment moins intelligents qu’elle, etc., etc., elle est savante, elle a scanné la totalité de l’information disponible ou presque, mais n’a pas une once d’intelligence : elle est le produit d’un fantasme fasciste, le genre de fantasme qui a conduit à l’extermination de masse des êtres humains au siècle dernier, une intelligence purement procédurale, fonctionnelle, qui obéit, qui répond quand on lui pose une question, mais n’a fondamentalement rien à dire, n’a pas d’esprit. Mais cela n’a plus rien à voir du tout avec mon rêve, et je ne sais même pas très bien ce que je raconte, étant fort ignorant en la matière. Est-ce que ce que je viens de raconter a un quelconque rapport avec le rêve de cette nuit ? Sans doute, oui, mais je ne saurai dire exactement lequel. Ce matin, quand je me suis réveillé avec mon rêve en tête, je ne me suis pas senti accablé comme je l’avais été durant toute la semaine qui vient de s’écouler. Même si, hier, ayant appris par hasard que _____ ______ _____ _________ __ _____ ________, ce qui m’a découragé, je me suis dit : Je n’y arriverai jamais, ce sont toujours les autres qui récoltent et récolteront les honneurs, ils font les livres qu’il faut pour, contrairement à moi, tant pis pour moi, je n’ai rien écrit, aujourd’hui, je ne me sens plus du tout dans une disposition de ce genre. Et, malgré la pluie, je suis allé marcher dans Paris, et je me suis senti bien, trempé de la tête aux pieds malgré ma casquette, mon imperméable et sa capuche. Sur le chemin du retour, c’était aux environs de midi, j’ai croisé deux jeunes femmes qui semblaient passablement ivres ou droguées ou les deux, je ne sais. L’une d’elle s’est approchée moi et a exhibé ses petits seins hideux. Elle ne portait pour couvrir le haut de son corps qu’un gilet noir de matière synthétique dont, en me regardant, elle a écarté les deux pans, dégageant ainsi sa poitrine tout en poussant un cri qui ressemblait à de la joie. À cette vue, j’ai fait la grimace et je me suis dit à part moi : Elles ont pris un coup de vieux, les Ménades, tout de même. Comme l’Occident, oui.

51225

Au secret. — La page intéressante du jour — ce que j’avais à dire —, ce n’est pas ici qu’elle se trouve. Non, je l’ai écrite dans mon cahier au bison rouge. Là et non ici parce que les propos que j’y tenais, n’étant pas très charitables et portant sur une personne en particulier (mais que je ne connais pas personnellement), il m’a semblé qu’ils devaient demeurer privés. Et puis, me sentant particulièrement bien cependant que j’écrivais ce que j’avais à écrire — particulièrement bien, mais non en raison du propos, simplement du fait que j’étais en train d’écrire, écrire me procurant une sorte de soulagement, d’apaisement, de sentiment de bien-être, d’occuper enfin la place qui est la mienne dans l’univers —, un peu plus tard, je me suis dit que c’était là le vrai lieu de l’écriture, ou mieux : que c’était cela, vraiment, écrire, écrire pour soi, en privé, en secret, avant toute publicité de la chose, toute publicité de toute chose. Les êtres humains, on l’oublie peut-être un peu trop facilement, n’ont pas commencé à écrire pour raconter des mythes, s’épancher, se confier, imaginer, mais pour tenir comptabilité. L’écriture littéraire n’est venue qu’ensuite — après les textes de loi, les calendriers, l’enregistrement de faits historiques. Et, de même qu’elle a dû paraître bien étrange à ses contemporains, la première personne qui s’est mise à lire en silence et non plus à haute voix comme on le faisait auparavant, c’est sans doute bien tardivement que des êtres humains ont dû avoir l’idée de consigner par écrit dans des cahiers ou des carnets leurs pensées les plus intimes et ce, non pas pour les rendre publiques ensuite, mais dans le but exclusif de les garder pour eux-mêmes. S’était constituée alors une intimité suffisamment profonde pour que l’idée d’écrire pour soi-même, d’écrire en secret, d’extérioriser ses pensées personnelles tout en les cachant au regard d’autrui paraisse non seulement concevable, mais encore désirable, bénéfique, nécessaire, essentielle. Car, c’est tout le paradoxe de cette forme d’écriture : elle doit s’extérioriser (écrire, c’est ne pas garder la langue à l’intérieur), mais doit demeurer dans une forme d’intériorité qui la tient au secret (une fois la page écrite, le carnet se ferme à tous les yeux). Et ainsi, n’est-elle plus ni tout à fait publique ni tout à fait privée, elle se tient à la frontière de ces deux mondes. Elle participe des deux et, en même temps, les enjambe, ouvre un autre monde, paradoxal donc, mais qui n’existe qu’en raison de cette paradoxalité même, du fait qu’il échappe à des déterminations strictes, s’étend au-delà des catégories bien définies de la vie sociale. Et y compris quand il devient une forme de vie sociale, une sorte de genre littéraire à part entière, le carnet y échappe toujours parce que la recherche des moyens de se dérober lui confère aussi l’une de ses raisons d’être. Les codes secrets employés par Wittgenstein pendant la Première Guerre mondiale alors qu’il est affecté au Goplana, un aviso-torpilleur qui patrouille sur la Vistule, par exemple, n’ont rien de réellement secret au sens où ils seraient difficiles à déchiffrer, ils sont simplement destinés à dérober les pensées intimes qui ont besoin de s’extérioriser — sinon, elles rendent fous ou se perdent ou les deux — au regard des camarades qui n’y comprendraient de toute façon rien. L’extériorisation de la pensée fait entrer cette dernière dans une nouvelle forme d’intériorité, une nouvelle sphère d’intimité qui doit beaucoup au paradoxe que je viens d’évoquer, aux gestes doubles de sortir / rentrer, montrer / cacher, qui ne sont pas des artifices rhétoriques, mais des manières de vivre à part entière, voire des manières de vivre une vie enfin pleine d’elle-même, enfin riche de sens, enfin profonde, enfin vraie.

4125

Morigène. — Ce matin, dans le journal, un article vantait les mérites de la stérilisation masculine volontaire en consacrant un long développement au « marathon de vasectomies » qui, à l’occasion du World Vasectomy Day, s’est tenu dans la province de Buenos Aires du 8 au 14 novembre, semaine au cours de laquelle pas moins de 200 mâles se sont vus sectionner le conduit. Le même jour, le même journal se demandait comment la France allait parvenir à continuer de payer les retraites des vieilles personnes, lesquelles sont de plus en plus nombreuses en Occident, tandis que les jeunes, vasectomies et diverses mesures médicales ou autres de non-procréation aidant, sont de moins en moins nombreuses. Or, à aucun moment, dans aucune des pages dudit journal, pourtant phare de la pensée en France, n’était établi ni même émise l’hypothèse qu’un lien pourrait peut-être exister entre la promotion militante de la nulliparité à tous les niveaux de la société occidentale et le fait que nous ne fassions plus assez d’enfants pour sauver le modèle social que nous avions mis en place quand nous faisions encore suffisamment d’enfants pour nous développer (le journal ayant tout de même la rare honnêteté intellectuelle de souligner que le recours à l’immigration ne permettrait pas de compenser le déficit des naissances). Car, c’est bien elle, la scène la plus amusante à laquelle on assiste quand on observe homo occidentalis mettre en œuvre sa propre disparition : il voit bien les effets de ses actions, il se rend bien compte que les êtres humains ne sont pas substituables les uns aux autres, il a bien conscience qu’en cessant de faire des enfants, c’est non seulement son petit modèle social, lequel lui permettait de passer les hivers au chaud et les étés au soleil, mais plus généralement le mode de vie propre à l’Occident qui est condamné (la démocratie, l’égalité, l’État de droit, la Sécurité Sociale, etc.), mais il est incapable d’agir à la source, il déplore ce dont il est la cause comme si tout cela se produisait selon une opération mystérieuse (« C’est la démographie » étant un peu son « Credo quia absurdum » en la matière), et se révèle inapte à la moindre action positive, « Que faut-il faire ? », l’entend-on marmonner, et c’est vrai que l’heure est grave, il est bientôt temps de se dire adieu. La scène se redouble alors : parvenu au sommet de la conscience de soi, homo occidentalis contemple avec stupéfaction son effacement sans en comprendre ni le sens ni la raison. Habitué à la pensée universaliste (c’est-à-dire à l’ethnocentrisme qui fait du Parisien moderne le modèle planétaire du Bien), il se raconte que ce n’est pas lui qui va disparaître, mais toute l’espèce, et l’on n’a pas envie de le détromper, il est beau comme un vieillard qui s’assoupit et bave en ronflant sur la chaise roulante de son EHPAD. Le plus comique, dis-je, ce n’est pas d’assister — en direct, pour ainsi dire — à la disparition de l’Occident, c’est la bêtise qui accompagne ce phénomène : car, dans l’imaginaire bourgeois, l’hiver spermatique est moins romantique et plus vulgaire que l’hiver nucléaire qui faisait frissonner nos pères. On rêvait de grands feux d’artifice ou d’une paix perpétuelle, et l’on voit piteux le stock d’humains qui sert aussi bien de chair à canon que d’électeurs s’épuiser progressivement et, semble-t-il, inéluctablement. Qui oserait avancer que, peut-être, il serait bon de se remettre à faire des enfants, la solution est peut-être simple, après tout, se verrait accueilli par des regards consternés, certes, mais bienveillants : il n’aurait tout bêtement pas compris le sens du mot « liberté ». La vérité est probablement tout autre : parvenue à ce stade de développement, l’espèce humaine n’en continue pas moins de sélectionner les modèles les plus aptes à la survie et laissent les autres, pour qui, fatigués de l’existence, la vie est devenue un problème, s’éteindre lentement. Et dans cinquante mille ans, qui sait ? peut-être trouvera-t-on encore dans le patrimoine génétique des humains du futur les traces obscures car éphémères de notre passage sur Terre.

31225

Cette nuit, j’ai rêvé que Nelly allait me quitter. Nous étions dans la chambre où j’ai grandi, et elle m’annonçait qu’elle avait l’intention de partir. Elle était en train de se préparer pour aller à son cours de yoga, et je lui demandais si son professeur lui plaisait. Elle ne me répondait pas, mais je comprenais que oui. Enfin, elle partait. Pendant son absence, je faisais diverses choses dans cette chambre, je cherchais notamment dans les messages qu’elle m’avait envoyés sur mon téléphone portable des informations annonçant son départ prochain et d’autres choses qui intéressent les amant délaissés, peut-être aussi étais-je occupé à trouver quelque chose à lui dire qui la ferait changer d’avis, j’étais désespéré. Enfin, elle rentrait. À présent dans le salon du côté de l’entrée de l’appartement familial, je disais à Daphné (hors-champ dans le rêve) que maman avait l’intention de me quitter. Nelly ne disait mot, mais je voyais dans sa physionomie lubrique que cette perspective la réjouissait. J’éclatai en sanglots. C’est à ce moment-là que, dans une angoisse moite et froide, je me suis réveillé. Il était deux heures vingt-deux. Je ne sentais pas vraiment mon corps — j’avais la sensation qu’il était partiellement anesthésié, et cela a accentué mon angoisse —, j’ai tâché de me rendormir, mais n’y suis pas parvenu. À la place, je me suis raconté le rêve que je venais de faire, rapportant notamment cette histoire de yoga (Nelly ne fait pas de yoga) à une aventure assez comique qui nous était arrivée il y a bien des années de cela quand, invités à déjeuner avec mon père chez un membre de la famille, maison bourgeoise de la petite couronne, son épouse avait passé la plus grande partie du repas à discuter au téléphone des horaires de cours avec son professeur de yoga, professeur pour lequel, plus tard, elle a fini par quitter son mari, comme l’on pouvait s’y attendre, probablement. Que mon cerveau fasse tout ce travail pour me réveiller en pleine nuit m’a paru quelque peu révoltant, compte tenu notamment de la nullité du rêve qui m’avait tiré de mon sommeil. Comme je n’arrivais pas à le retrouver, mon sommeil, j’ai fini par me lever. J’avais cru entendre des cris, ou des voix parlant fort, qui venaient du boulevard, et j’ai tiré le rideau pour tenter d’en localiser les coupables causes, mais je n’ai rien vu. De l’autre côté de la rue, la télévision était allumée, un homme était debout en train de regarder quelque chose qui avait l’air d’un film d’action mal filmé, c’est du moins ce que j’ai cru pouvoir estimer depuis mon poste d’observation éloigné. Ensuite, je suis retourné me coucher et, plutôt que de reprendre mon auscultation à tâtons dans le noir, j’ai préféré écouter des rediffusions d’émissions de radio consacrées à Montaigne. J’ai dû finir par m’endormir puisque, ce matin, au moment du réveil, j’ai eu le plus grand mal à me réveiller. Nelly est venu se blottir contre moi et je me suis senti si bien que, durant un bref instant, je me suis rendormi. Sous la couette, des signes de rigidité m’apaisèrent alors, mais il était l’heure de se lever.

21225

Le boulevard est plus beau quand la nuit tombe, l’hiver. On y voit moins clair, c’est vrai, mais il y a aussi toutes ces lumières (artificielles) qui sembleraient des illuminations. Elles n’éclairent, ne font la lumière sur rien, toutefois, elles dissimulent, plutôt, la laideur qui serait évidente, sans elles, car même la grisaille est trop crue, il me semble, pour l’histoire qui est la nôtre, qui laisse tout apparaître, la saleté, la misère, l’indifférence, l’affairement, la promiscuité et la distance, tout, en même temps. Je ne crois pas, pour autant, que j’aie envie de changer les choses, mais plus simplement, peut-être, de ne plus les voir, c’est-à-dire non de me les masquer, mais qu’elles ne soient plus là, sous mes yeux, que mes yeux soient ailleurs, eux, alors, et qu’ils voient autre chose, d’autres choses qui ne se trouvent pas ici, mais là-bas, même si je ne sais pas où se trouve cet ailleurs, où se situe ce là-bas, pas ici, c’est vague, vaste, aux contours flous, je dois bien avoir quelque chose en tête, une précision à apporter, non ? Non. Alors, du boulevard, je regarde surtout les lumières, elles ne sont pas belles, elles détournent l’attention, éblouissent. Derrière les fenêtres aux immeubles, ce qui brille le plus, ce sont les écrans des télévisions. Clignotements permanents, parfois, on croit distinguer une scène intéressante, mais on se méprend. Incompréhensibles flambées de couleurs, voilà tout ce que je décèle. Des véhicules passent, incessant afflux, souvent un gyrophare tourne dans l’absence de noir, une sirène aggrave le désordre. Y a-t-il un ordre à tout cela, que des calculs savants nous permettraient de mettre au jour, jetant sur notre lopin d’univers le jour nécessaire pour sortir de toute nuit métaphorique ? Je prends le temps de regarder encore quelques instants, et me dis : il est raisonnable de ne croire en rien.