11925

Non, pas « le Capital comme Minotaure » : le Marché comme Minotaure. Mais la métaphore ne se file pas bien loin : où est Thésée ? Dans une note de son article d’une densité qui en rend la lecture particulièrement difficile, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Benjamin écrit (p. 169) : « La fantasmagorie où va se réfugier le passant pour tromper son attente, la Venise des passages dont le Second empire offre fallacieusement le rêve aux Parisiens, n’emporte que quelques individus sur son tapis roulant de mosaïque : c’est pour cette raison que les passages n’apparaissent pas chez Baudelaire. » Avant de souligner tout le passage, j’entoure « la Venise des passages », à la fois pour son caractère cliché — avec Nelly, nous tenons une sorte de catalogue des Venises (« la Venise du Nord », ou plutôt « les Venises du Nord », la Venise du Périgord, le Venise de Provence, la Venise du Perche, — combien y en a-t-il encore ?) — et pour la métaphore qui, dans une sorte proustime benjaminien, injecte Venise dans Paris, m’a semblé filer à l’orientale puisque j’ai d’abord lu « le tapis volant de mosaïque » avant de me rendre compte de ma méprise et de corriger, un peu déçu, ma lecture, qui aurait pourtant pousser un peu plus loin l’aventure, Proust ne dit-il pas au début de sa Recherche qu’il entend écrire un livre « long comme les Mille et une nuits » ? Il est fascinant de voir comment, dans cet article, Benjamin lit Proust dans Baudelaire et réciproquement, d’une façon qui les tient ensemble sans presque la moindre rupture, et comment ainsi il apparaît que tous ces fragments que nous lisons comme l’œuvre éparse de Benjamin entretiennent entre eux des liens de la plus grande des solidarités, chaque fil à partir duquel on la déroule semblant dérouler la pelote tout entière. En lisant cet article, je me suis souvenu que je n’avais pas achevé ma dernière lecture du Temps retrouvé, la révélation finale m’ayant un peu lassé, et qu’il faut donc que je termine, et j’ai eu envie de relire tout l’ensemble, les passages où Albertine et Marcel se retrouve dans la chambre de ce dernier (à Balbec et à Paris) attirant tout particulièrement à eux l’attention de ma mémoire. 

10925

Récemment, la voisine du deuxième a eu une petite fille. Et, les mamans modernes sont ainsi, il y a deux ou trois jours de cela, elle a eu l’idée d’afficher un petit mot sur la porte d’entrée de notre bâtiment, petit mot dans lequel elle demande aux habitants de l’immeuble d’éviter de faire claquer la porte et trop de bruit quand ils circulent dans les escaliers, car cela réveille sa petite fille qui a bien du mal ensuite, dit-elle, et je la crois sans peine, à se rendormir. Pour être sûre de mettre toutes les chances de son côté, les mamans modernes sont ainsi, la voisine du deuxième a conclu son mot par un appel à l’humanité des locataires de l’immeuble. Et, ce matin, preuve que tous nos espoirs ne sont pas vains, l’humanité lui a répondu : durant la nuit, le mot, quelqu’un l’avait arraché. Pendant ce temps, je cuisine une salade niçoise. Et, dans le deuxième chapitre de son texte sur le Paris de Baudelaire à l’époque du Second empire, Benjamin cite le début du passage dont je parlais hier (« Théocratie et communisme. »), mais, fait étrange, il ne le cite pas pour lui-même dans son intégralité, pas plus qu’il ne le relie au fragment qu’il en a cité au chapitre précédent, il le place dans le contexte d’une digression sur Hugo et les esprits de sorte qu’on a l’impression qu’il ne retient du fragment de Baudelaire que l’expression « tables tournantes » et pas l’idée générale que l’énumération (gaz, vapeur, tables tournantes) expose : le progrès, fait d’autant plus étrange qu’une partie non négligeable de ce chapitre est consacré à l’éclairage au gaz chez Poe et à son apparition à Paris. Entre autres, je note (p. 84) : « Si le passage est la forme classique de l’intérieur sous laquelle la rue se présente au flâneur, le grand magasin en est la forme déclinante. Le grand magasin est le dernier refuge du flâneur. La rue au début était devenue son intérieur ; cet intérieur maintenant se transformait en rue, et il errait dans la labyrinthe de la ville. Le récit de Poe [L’homme des foules] a ceci de grandiose qu’il inscrit sur la toute première description du flâneur la figure de sa mort. » Le Capital comme Minotaure.

9925

Le motif de la vraie révolution. Jean Lacoste, dans son édition des textes de Walter Benjamin sur Baudelaire, en réponse à certaines critiques qu’Adorno adressa à Paris du Second empire chez Baudelaire, note (n. 20, p. 258) : « Marx est moins une autorité qu’une source de métaphores. » Qui, pour moi, fait écho à la remarque de Benjamin concernant le rapport de Baudelaire à la politique (p. 28) : « Que ses sympathies aillent à la réaction cléricale ou qu’elles se portent vers la révolution de 1848, leur expression ignore toujours les médiations et leur fondement demeure fragile. L’image qu’il a présentée lors des journées de février — à un coin de rue dans Paris, brandissant un fusil aux cris de : “Il faut aller tuer le général Aupick !” — en est la preuve. » Non que tout engagement politique doive fondamentalement être réduit à des motifs biographiques, et bien que ceux-là ne soient toutefois pas négligeables, loin de là, mais c’est la nature de l’enjeu qui me semble importer le plus. Renverser un gouvernement, nous qui, ces temps-ci, les voyons tomber comme des mouches, ou à peu de choses près, nous pouvons émettre des doutes qui ne sont pas tout à fait infondées quant au caractère décisif de la démarche, sa puissance transformatrice et émancipatrice. Ce que maman, en revanche, est. Et quand Benjamin extrait ces deux mots de Mon cœur mis à nu (p. 44) : « Théocratie et communisme », c’est peut-être que ces derniers expriment à la perfection les deux pôles entre lesquels sa propre pensée balance inlassablement. S’il ne cite pas le passage dans son entier, c’est sans doute parce qu’il est trop proche de lui (Mon soeurs mis à nu, XXXII, OC, I, 697) : « Théorie de la vraie civilisation. / Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elles est dans la diminution des traces du péché originel. / Peuples nomades, pasteurs, chasseurs, agricoles, et même anthropophages, tous peuvent être supérieurs, par l’énergie, par la dignité personnelles, à nos races d’Occident. / Celles-ci peut-être seront détruites. / Théocratie et communisme. » La vitalité contre le progrès, et moins par haine du progrès en soi, par principe, que par constat pur que rien de ce que le progrès nous apporte ne nous aide à résoudre le problème de la vie. C’est même tout le contraire, il nous en éloigne sans cesse, nous fait adorer des chimères. « “Théocratie et communisme”, écrit encore Benjamin, n’étaient pas pour lui des convictions mais des murmures inspirés qui se disputaient son oreille : l’un n’était pas aussi séraphique et l’autre aussi luciférien qu’il voulait bien le croire. » « Théocratie et communisme » ne sont pas les deux termes inconciliables et exclusifs d’une alternative (ou bien… ou bien…), mais une union nécessaire qu’il faut mettre au jour. 

8925

Perfection. — Très vite, pour accomplir la tâche que je venais de m’assigner — nettoyer l’évier de la cuisine —, il m’est apparu que j’allais devoir démonter l’évier de la cuisine, ou du moins la partie supérieure de la bonde de l’évier, cette arrondi en creux par où l’eau va s’écouler dans le siphon, partie qui était couverte d’une repoussante pellicule marron, ce que j’ai donc entrepris de faire avec les moyens du bord, dévisser l’écrou qui tient le tout du mécanisme de plomberie avec un petit couteau d’office, avant d’emporter la bonde avec moi dans la salle de bains pour la nettoyer, équipé d’une éponge puis de deux éponges, une verte et une rouge plus résistante, d’une brosse à dents appartenant à Daphné, d’eau de javel en pulvérisateur, de dentifrice ainsi que de ma propre personne, et je me suis mis à frotter avec détermination, et quand, voyant que la manière dont je frottais ne suffisait pas à faire partir les taches, ne suffirait pas à faire partir totalement les taches, au lieu de me décourager, au lieu de me dire que je ne pouvais pas faire plus, de me satisfaire de ce petit ménage approximatif, je me suis dit qu’il fallait que je frotte encore, comme si, de toute façon, je n’avais pas d’autre choix que de frotter jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre trace visible (je ne puis rien, en effet, contre les traces invisibles, me suis-je dit sans cesser de frotter), jusqu’à ce que la surface où se trouvait cette pellicule marron devienne immaculée, ne laissant plus voir que l’émail impeccable, et c’est ce que j’ai fait, j’ai frotté et frotté encore, me servant quand cela me semblait nécessaire de mes ongles, même, et j’ai fini par retrouver la couleur immaculée de l’émail, cette espèce de gris métallique brillant qui n’est pas particulièrement beau à voir,  non, mais qui est propre à voir, et c’était cela que je voulais voir, cependant que, tout en frottant, des idées concernant la perfection me venaient à l’esprit, où je me disais : on nous a appris à ne plus aimer la perfection, ou plutôt : on nous a appris à préférer l’égalité à la perfection, mais il n’est pas vrai que, pour résoudre les problèmes que posent les inégalités, l’égalité soit la solution, non, ce n’est pas vrai, mais quelle est la solution, alors ? eh bien, c’est la perfection, l’égalité ne sauvera pas le monde, l’égalité ne résoudra pas le problème de l’existence, seule la perfection est capable de résoudre des problèmes d’une telle envergure, et tout cela, je me le disais sans jamais cesser de frotter, d’observer, d’être attentif au recul progressif et décisif de la saleté, convaincu que, si j’abandonnais avant d’avoir atteint la perfection, j’allais passer à côté d’une dimension considérablement importante dans mon existence, alors que ce que j’étais en train de faire, tout le monde vous le dira, au regard des mouvements qui agitent le pays, le monde, l’univers, ce n’était rien, c’était insignifiant, dérisoire, mais ce n’est pas vrai, je ne crois pas en cette fable, cette fable qui n’a qu’un seul but : nous faire désaimer la perfection, nous faire préférer l’égalité, nos vies paraissant toutes aussi médiocres les unes que les autres face à la grandeur de l’histoire, mais la grandeur de l’histoire est une illusion, il n’y a pas de grandeur de l’histoire, il n’y a que des défaites, il n’y a que des échecs, il n’y a que des catastrophes, et la seule façon de dépasser l’échec, de dépasser la défaite, de dépasser la catastrophe, c’est la perfection, me dis-je à présent que j’ai cessé de frotter depuis plusieurs heures, de tendre à la perfection et d’y parvenir, de tout mettre au service de la perfection, de sa propre perfection, de la perfection du monde — la perfection de soi et la perfection du monde ne sont qu’une seule et même perfection, et il n’y en a pas d’autre —, il faut s’attacher à la perfection, s’acharner à la perfection, il faut devenir un maniaque de la perfection, il faut renoncer à tout ce qui nous détourne de la perfection, il faut renoncer au monde social qui nous détourne de la perfection pour nous faire admirer des choses médiocres, des choses détestables, des choses sans perfection aucune, qui sont les antithèses de la perfection, qui chantent faux les louanges de l’abaissement, de l’abattement, de la résignation, du conformisme, et les gloires de la moyenne, et j’ai frotté pendant une demi-heure, peut-être, sans jamais faiblir, regardant avec une concentration extrême ce que j’étais en train de faire, et c’était comme si un problème fondamental se trouvait là devant moi sur le point d’être résolu, un problème qui avait tout à la fois une dimension éthique et esthétique, un problème dont la résolution me paraissait impérieuse, qui ne tolérerait pas l’échec, qu’il fallait que je mène à son terme, impérativement, tant il me semblait que, dans cette pellicule marron que j’avais laissée se déposer avec le temps à la surface de la bonde de l’évier, dans le fond de la bonde, là où l’eau s’écoule, là où il est le plus difficile de frotter parce que c’est un petit espace, presque infime, à la courbure de la bonde, dans une déclivité quasi invisible  de l’univers et que seule la couche marron du temps sédimentée à sa surface fait apparaître, rend visible au point que, après l’avoir vue, on ne voit plus que cela, le regard est littéralement happé par cela, et l’esprit tout entier tendu par l’idée de faire disparaître cette couche, de faire disparaître la sédimentation pour découvrir la perfection de l’univers, et que se jouait quelque chose d’une importance capitale : comment ai-je pu laisser cette couche se sédimenter, qui m’a appris à me satisfaire ainsi de la laideur, qui m’a désappris à chercher la perfection, qui m’a accoutumé au bruit, à l’immonde, à la bêtise, qui nous a réduit à cet état d’interchangeables objets qu’est l’égalité ? il ne s’agit pas de dépasser les inégalités, les inégalités sont indépassables, elles sont réelles, elles font partie de la réalité, non : il s’agit de magnifier l’existence. Un peu plus tôt, je m’étais fait une remarque, d’ailleurs, au sujet de l’existence, dont, employant à présent ce mot, je me souviens, et que je m’étais dit qu’il ne faudrait pas que j’oublie de la noter. Il était question de Venise, de l’absence de Venise, ou plutôt de mon absence à Venise. Ce que je viens de faire, sur une feuille de papier.

7925

Faut-il être moche et avoir l’air d’un demeuré pour être un écrivain français ? J’entends : un dont on parle. Possible. Je n’avais jamais fait attention. C’est sans doute l’idée que l’on se fait d’un écrivain, de son rôle dans la société. Moi, j’ai toujours trouvé cette idée étrange, avoir un rôle dans la société —, c’est-à-dire que moi, si j’étais écrivain, je n’en voudrais surtout pas, de rôle dans la société, je voudrais me tenir le plus loin possible des affaires qui occupent mes contemporains, parce que ce n’est pas très bon, ce qu’ils font, pas très bon, ce qui les intéresse, je voudrais les inciter à se tenir le plus loin possible de la société et à surtout ne vouloir jouer aucun rôle dans la société, à être parfaitement inutile, parfaitement inutilisable, parfaitement inexploitable. Non ? Pas toi ? Ah, bon. Il faisait affreusement chaud aujourd’hui dans Paris. Et je n’avais pas envie qu’il fasse chaud. Je n’ai plus envie qu’il fasse chaud. Ce n’est pas tant que je n’aime pas le concept de chaleur en soi, c’est que je n’aime pas les effets de la chaleur sur moi : je sens mauvais, je me sens moite, ce qui me déplaît. Hier, au réveil, un odeur odieuse avait envahi la cage d’escalier de l’immeuble. Est-ce que cela a quelque chose à voir avec la vaguelette de chaleur ? Après enquête, l’odeur pestilentielle semble venir des caves — auxquelles, pourtant, personne n’a accès dans l’immeuble. Je me suis dit : c’est comme si l’odeur de tous les corps décomposés remontait soudain de la terre, de ses entrailles, comme on dit, dans une personnification assez maladroite. Mais non, me suis-je rétorqué, si l’odeur de tous les corps décomposés remontait soudain à la surface de la terre, l’air serait irrespirable, et il ne suffirait pas, comme Nelly l’a fait non sans une certaine grâce dans l’exécution de son acrobatie, il ne suffirait pas d’ouvrir la fenêtre de la cage d’escalier qui est accessible pour que l’air redevienne quelque peu respirable et que, en tout cas, cette odeur répugnante ne se fasse pas sentir à l’intérieur de notre appartement. D’autant que, à cause de la vétusté de la chose, j’ai cassé la poignée de la fenêtre de notre chambre qui tourne donc désormais dans le vide en attendant que quelqu’un daigne me répondre pour venir la réparer. Ainsi va en effet la vie quand on n’a pas grand-chose à raconter. 

6925

Malaise sur l’espèce de placette que forme le croisement de la rue d’Assas et de l’avenue de l’Observatoire, aux abords du Jardin des Grands Explorateurs : tous ces drapeaux multicolores et cette inscription en grosses capitales d’imprimerie, que signifient-ils ? Mais laissez-moi passer, voyons. Arrière, manants. Ce n’est pas tant que je considère que les membres du mouvement LES PATRIOTES sont des demeurés qui me dérange — c’est un fait, non une opinion —, c’est que, passant par là, comme il m’arrive de le faire presque tous les jours (c’est dans ce quartier que je vis, là que je vais courir, et caetera), un peu par hasard en cette occasion spéciale, ce samedi de rentrée, je puisse être confondu  et filmé avec l’un des membres de ce mouvement de demeurés qui agitent leurs petits drapeaux bleu blanc et rouge comme si de ce mouvement réflexe leurs vies dépendaient et comme si cela pouvait jamais parvenir à jouir du moindre sens. Évidemment, le droit, la défense de la liberté d’expression et la foi en l’égalité de tous les êtres humains exigent de moi que je tolère ce genre de manifestations débilitantes, mais qui peut bien désirer vivre ainsi ? Qui peut bien se réjouir ainsi ? Et peut-on décemment se sentir le semblable de ces individus ? Un peu plus loin, Esplanade Gaston Monnerville, au prétexte d’un quelconque « Paris en fête », un système d’amplification sonore vocifère en boucle : « Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ? Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » cependant que des gens déguisés avec des costumes d’antan occupent des abris provisoires pour vanter les mérites de la sculpture sur bois ou vendre des vêtements sales — et froissés. Paris est une ville du passé, me dis-je, assistant malgré moi à ce spectacle. Et chaque jour, ce phénomène de retour en arrière saute un peu plus violemment aux yeux de qui y vit. Mais qu’est-ce que le présent ? Et qu’est-ce que le futur ? Aucune idée. Nos utopies sentent le moisi. Chez Gibert, j’achète quelques livres de Walter Benjamin, dont le volume des Écrits français dont je possédais déjà une édition de poche, mais dont la couverture, qui tronquait de la plus grossière des façons le dessin de Walter Benjamin par Jean Selz, me heurtait au plus haut point. Je me souviens que j’avais été fort étonné de découvrir que Jean-Maurice Monnoyer, l’un de mes professeurs de philosophie à Aix-en-Provence, qui était pour moi l’archétype du philosophe analytique, avait édité ces textes de Walter Benjamin. (Connaît-on jamais les gens ?) Au point relais du Boulevard du Montparnasse, chez Objets et Accessoires de Maison, ensuite, je vais récupérer le colis que Nelly a acheté pour moi sur Vinted et qui contient un exemplaire d’occasion du Walter Benjamin et Paris paru au Cerf et épuisé depuis des années. À la fin de son abrégé  intitulé À propos de quelques motifs baudelairiens, Benjamin écrit : « Les souvenirs plus ou moins distincts dont est imprégnée chaque image qui surgit du fond de la mémoire involontaire peuvent être considérés comme son “aura”. Se saisir de l’aura d’une chose veut dire : l’investir du pouvoir de lever le regard. La déchéance de l’aura a des causes historiques dont l’invention de la photographie est comme un abrégé. Cette déchéance constitue le thème le plus personnel de Baudelaire. C’est elle qui donne la clé de ses poésies érotiques. Le poète invoque des yeux qui ont perdu le pouvoir du regard. Ainsi se trouve fixé le prix de la beauté et de l’expérience moderne : la destruction de l’aura par la sensation du choc. » Combien est frappant que la vie nous fasse de plus en plus baisser le regard. De honte, de dépit, de peur, de dégoût, c’est tout ce que nous faisons : baisser les yeux, baisser le regard, détourner le regard. De ce phénomène, parce qu’il ne leur semblait pas pertinent, ou parce qu’ils ne le connaissaient tout simplement pas, ni Baudelaire ni Benjamin ne parlent. Et, toutefois, n’est-il pas fondamentalement constitutif de notre expérience quotidienne ? — Humiliation. — 

5925

Quand Benjamin cite « Perte d’auréole » dans ses Notes sur les Tableaux parisiens de Baudelaire, comment ne pas entendre la prémonition de la perte d’aura ? « Je n’ai pas eu le courage de la ramasser », fait dire Baudelaire à son Christ de passage, paresse dont ce dernier tire une joie maligne, jouissant sans rien feindre ni dissimuler de sa déchéance manifeste : « D’ailleurs la dignité m’ennuie. » Quelque chose est tombé que personne ne se donne la peine de ramasser, jugeant cette chute plus agréable qu’aucune sainteté. La fin du petit poème en prose ne laisse pas de doute à ce sujet tant sont grinçants les sarcasmes de son grossier narrateur dont le rictus laisse paraître des dents gâtées : « Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance ! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à Z ! Hein ! comme ce sera drôle ! » Comme c’est drôle, en effet, quand tout a été humilié, souillé, ne nous esclaffons-nous pas dans cette plaisanterie universelle ? Baudelaire, dit Benjamin, est le premier à faire entendre le vacarme de la ville moderne que les travaux d’Haussmann révèlent, insistant sur le fait que cette nouveauté, nous, qui sommes habitués aux klaxons, nous ne pouvons pas l’entendre, pas plus, sans doute, que les contemporains de Baudelaire, pour qui cette sensibilité — en avance sur son temps — était incompréhensible : leur sensibilité était plus ancienne que celle de la ville dans laquelle ils vivaient et Baudelaire ne pouvait écrire que pour les générations futures à propos d’une ville qui était déjà la ville du futur. Ainsi, comme le souligne Rolf Tiedemann dans sa présentation du Passagen-Werk, il faut lire ensemble les textes sur l’œuvre d’art à l’époque de reproductibilité technique, Baudelaire et Paris et, ajoute-t-il, les thèses sur l’histoire. Et le lien entre les époques que Benjamin décelait dans ses interminables esquisses, nous, qui venons après tout cela, comment pourrions-nous nier qu’il se perçoit avec une sensibilité accrue, exacerbée ? À présent que tout le monde, pour reprendre cette formule d’une polysémie fascinante que Benjamin emploie dans le Passagen-Werk, à présent que tout le monde s’est rendu au marché, l’acuité vénéneuse de Baudelaire apparaît de manière encore plus violente. Ainsi que l’impossibilité manifeste d’opposer quoi que ce soit à ce processus historique. Comme si, avant même qu’elles parviennent à la conscience de soi, la prescience poétique avait anticipé l’échec des utopies politiques. Car nous, qui vivons dans les énièmes échos du sarcasme primitif — le façonnement de la modernité —, nous pouvons embrasser d’un seul regard rétrospectif l’ampleur de la tragédie : ce qui s’écrit là, ce n’est pas un simple moment, c’est la forme générale de notre histoire laquelle, anticipant de bien des millénaires l’intuition de Baudelaire, trouve son origine dans la sédentarisation qui, elle-même, était inscrite dans la standardisation en tant qu’acte de naissance de l’humanité. Et qu’il ait fallu dix mille ans pour consigner pareil effroi ne signifie en aucun cas qu’il ne fût pas dès le commencement au cœur même de l’expérience humaine.

4925

L’homme au sifflet est de retour. Et bientôt, j’anticipe à peine, j’imagine que l’on verra passer le convoi de la veille, mais dans le sens inverse. L’éternel retour du même, qui sait si ce n’est pas cela ? Un incessant va-et-vient dépourvu de toute signification. Pas grand-chose d’intéressant, c’est-à-dire. Je me sens étranger à ce monde. Bien que je ne sache si c’est parce que je suis un imbécile qui n’a pas saisi les véritables enjeux de son époque ou si c’est parce que tout ce que ce monde mérite, c’est mon indifférence. Et par « ce monde », j’entends la façon dont on me le présente, me le vend, me le met en forme pour son insipide consommation. Dans le journal deux bourgeois dont les noms n’importent pas — ce sont tous les mêmes, ce sont toujours les mêmes — discutent des façons de réduire les inégalités sociales. Toujours la même rengaine : parce qu’on ne comprend pas, ne veut pas comprendre que le capitalisme rend les gens heureux, que ce bonheur est illusoire, cela ne fait guère de doute, mais qu’il est aussi indiscernable d’un supposé bonheur réel parce que, in fine, tout ce que notre corps réclame, c’est que ses besoins soient satisfaits, et que s’interroger sur le caractère illusoire du bonheur est une préoccupation de bourgeois dont les besoins sont déjà satisfaits, tout comme l’est la question de la réduction des inégalités sociales, les pauvres ne voulant pas que les inégalités sociales soient réduites, mais devenir riches. D’où ce sentiment que l’on a — enfin « que l’on a », que moi, j’ai — que ces gens pourraient parler pendant des siècles, cela ne changerait strictement rien (raison pour laquelle leurs noms n’importent pas) et que, d’ailleurs, cela fait des siècles qu’ils parlent, eux ou leurs semblables, et que cela ne change rien, ou marginalement, dans des recoins du monde qui, dès lors, dépérissent, comme si le dépérissement de l’État prophétisé par Engels n’était en fait que le dépérissement des États particuliers qui ont succombé à l’illusion d’un possible dépassement de l’inégalité, et non le dépérissement de l’État en soi, l’État en soi n’ayant probablement jamais été aussi fort qu’aujourd’hui (la personnalisation monarchique de l’État sous l’Ancien Régime n’était-elle pas préférable à la forme administrative qu’il a prise) comme en attestent tous ces États qui ne considèrent pas cette question, qui la méprisent, qui l’humilient, etc., et prospèrent, toujours et encore, des recoins du monde comme cette pauvre Europe occidentale, laquelle semble chaque jour un peu plus triste, un peu plus perdue, un peu plus sinistre. Mais il y a longtemps que l’esprit de système et le manque d’imagination l’ont emporté (en Occident) et l’on se lamenterait en vain de cet état de choses : ce n’est pas le produit d’une décision consciente, ce n’est pas l’effet d’une quelconque volonté, c’est bien plus certainement le développement de l’histoire, qui procède par cycles longs, au bout de l’un desquels nous sommes. Ne vois rien de théorique au sens classique du terme dans ce que j’avance ici, ce n’est qu’un sentiment. Mais n’a-t-on pas trop tendance à les ignorer, à les dénigrer ou bien à ne les considérer qu’en tant qu’il se manifestent comme débordements, excès, hurlements, torrents de larme, alors qu’ils sont l’expression de ce que nous inspire le monde en tant que nous en faisons partie ? J’ai envie de changer de style vestimentaire (et ne crois pas que ceci n’ait rien à voir avec cela, c’est tout proche au contraire). Un peu comme, pour déterminer où il faut que je vive, j’envisage de quantifier pendant combien de temps je tourne mon esprit avec envie vers un lieu où je ne suis pas, quantifications qui doivent me permettre à terme de décider la question de façon objective-subjective (le lieu auquel j’aurai le plus pensé avec envie sera le lieu où il sera bon pour moi de vivre).

3925

Pluie, qui tombe bien : j’en ai envie. Et du vent. Fort. Orages. Comme j’ai envie d’automnes et de longs hivers, d’intérieurs bourgeois où me réfugier pour lire et écrire, longtemps, dans le calme feutré d’un retrait altier. Dehors, là-contre, pendant des dizaines de minutes, un homme vêtu de bleu sombre et de jaune fluorescent s’époumone dans un sifflet. Quand arrive enfin ce qu’il préparait ainsi : l’interminable théorie des véhicules des forces de l’ordre qui convoient un chef d’État venu à Paris rencontrer le génie d’ici. Le sommet de la pyramide, dira-t-on, en montrant la saynète du doigt. Mais, en y regardant de plus près, on le voit : la pyramide est de carton-pâte, et l’opinion publique, la catin de la République, hait avec une rare hargne ces déités éphémères qu’elle porta pourtant au pouvoir, naguère. Là-devant, imperturbable comme une sphinge de béton, la jeunesse française écluse avec méthode sa bière aux horaires règlementaires. Le grand soir est pour demain, affirme-t-on. Et il aura les parfums de l’urine et les couleurs de la routine. « Le jour où j’aurai ma philosophie — écrit Gershom Scholem dans son Walter Benjamin. Histoire d’une amitié (page 61), rapportant les propos que Benjamin lui confia en 1916 — ce sera en quelque sorte une philosophie du judaïsme. » Le vide sur lequel reposent nos prétendues institutions démocratiques n’a pas les charmes du mythe : il s’élabore dans la déflation des valeurs, le désinvestissement de l’humanité, la mollesse qui singe l’éthique, toutes choses qui pourraient ressembler à de la barbarie tant elles semblent s’en éloigner, mais qui ne sont que des symptômes d’une forme généralisée d’épuisement. Nous sommes devenus si vieux que ce qu’il survit de jeunesse paraît dépourvu de toute vitalité. Le propos de Benjamin que rapporte Scholem m’a marqué au point qu’il m’a semblé nécessaire de le noter, mais je ne comprends pas encore très bien pourquoi. Je sais qu’il y a quelque chose là d’important — d’important, oserais-je dire, non pour Benjamin, mais pour moi, qui ne suis pourtant ni juif ni particulièrement attiré par une quelconque religion constituée —, mais je ne parviens pas à m’expliquer quoi ni pourquoi. Peut-être cela tient-il au sens ultime que l’on peut vouloir donner à son œuvre (au sens simple de ce que l’on fait), peut-être ce propos me conduit-il à m’interroger : « Et moi, ma philosophie quelle est-elle, de quoi est-elle la philosophie ? » au sens où, bien entendu, cette « philosophie du judaïsme », Benjamin ne l’entend pas comme nous l’entendons désormais lorsque nous disons : « philosophie du travail », « philosophie de la mer » ou philosophie de n’importe quoi, mais au sens où — c’est l’hypothèse sauvage que je risque, et tant pis si je me trompe —, in fine, chez Benjamin, la philosophie devient l’expression du judaïsme ; et c’est probablement ce que signifie l’importance que la rédemption et le messianisme prendront dans sa pensée de l’histoire. Et moi, alors, quelle est-elle, ma philosophie, de quoi est-elle la philosophie ? De rien (en ceci qu’elle ne veut rien exprimer qui la précède).

2925

Bribes. Rien de plus. Stupéfait en lisant, dans la lettre de critique qu’il adressa à Benjamin le 18 mars 1936, à propos de son article sur l’œuvre d’art, cette phrase d’Adorno : « dans une société communiste, le travail sera organisé de telle façon que les hommes ne seront plus aussi fatigués et abêtis au point d’avoir besoin de la distraction ». Stupéfait par l’énorme quantité d’illusion qu’une telle déclaration contient et le peu de cas, in fine, qu’elle fait de la liberté humaine (au moins au sens pratique de la possibilité d’un libre choix dans une société démocratique, mais la société communiste n’est de toute façon pas une société démocratique, c’est une société totalitaire, même si les partisans du communisme l’estime bonne, cette société totalitaire). Comme si le communisme allait jamais pouvoir être en mesure de résoudre le problème pascalien du divertissement, comme si le communisme était une sorte de solution totale contenant la résolution particulière de chacun des problèmes humains. Et combien pareille croyance tranche avec la prose désenchantée et vivifiante qui sera celle des Minima moralia. En lisant les pages de sa lettre, je ne puis me déprendre du sentiment d’avoir affaire à quelqu’un d’intoxiqué. Tout comme il me semble que les punitions théoriques qu’Adorno et Horkheimer ont infligées aux projets de Benjamin sur Paris (les passages et Baudelaire) auront fondamentalement nui à leur développement, empêchant Benjamin de mener à terme ou, du moins, de constituer de façon plus achevée le corps de ses projets. Comme si le rappel à l’ordre de l’orthodoxie marxiste avait entravé la pensée de Benjamin, le contraignant à s’interrompre, à remettre sur le métier un ouvrage — ou plutôt : des ouvrages, une constellation d’ouvrages — qui exigeait de son auteur qu’il avançât malgré tous les obstacles que l’immensité de la chose conçue (rien que cela) lui opposait. Différence avec Adorno : là où Benjamin me semble avoir eu conscience que la résolution avait nécessairement une dimension mystique, tout comme sa pensée est imprégnée d’un messianisme qui situe l’histoire humaine dans l’horizon utopique d’une rédemption (laquelle, c’est-à-dire, si elle est espérée et conçue dans le même temps comme ne venant pas). Je pourrais traduire cela de la manière suivante : il y a quelque chose qui va toujours manquer. Ou : la nostalgie est toujours à venir, devant nous. Ce qui, en un sens, est tautologique. L’histoire se révèle en se bouclant sur elle-même : « Dans l’image dialectique, l’Autrefois d’une époque déterminée est à chaque fois, en même temps, l’“Autrefois de toujours”. Mais il ne peut se révéler comme tel qu’à une époque bien déterminée : celle où l’humanité, se frottant les yeux, perçoit précisément comme telle cette image du rêve. C’est à cet instant que l’historien assume, pour cette image, la tâche de l’interprétation des rêves. » (Passages, N 4, 1) L’utopie est l’horizon dans lequel s’inscrit l’élucidation, mais elle ne s’en distingue pas : l’utopie est toujours effort nécessaire de lucidité. « Le progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences : là où quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la sobriété de l’aube. » (N 9a, 7) Toujours la métaphore de l’éveil. Littéralement : désillusion.