1925

Boule à zéro. — À quoi correspond exactement chez moi le sentiment qu’il est temps de me raser le crâne ? À un désir de changement, de métamorphose, de purification ? Peut-être. Banal, non ? Oui, mais. La première fois que je me suis rasé le crâne, j’étais au lycée, et c’est mon ami Romain qui m’y avait incité, si mes souvenirs sont exacts, avant d’exécuter lui-même la tâche, à la tondeuse, et avait plutôt bien fait les choses, vu le peu de cheveux visibles après la tonte. Je me souviens que ma mère avait été quelque peu choquée quand j’étais rentré chez moi ainsi tondu, mais moi, j’avais bien aimé : j’avais l’impression d’être libre, d’avoir fait quelque chose pour m’émanciper, c’était ridicule — c’était de l’émancipation bourgeoise, indeed —, mais c’est ce que j’avais ressenti. Ensuite, pendant des années, je me suis rasé le crâne à intervalles réguliers. Mais, au début, cela n’avait aucune dimension spirituelle de quelque sorte que ce soit, non. Ce n’est que plus tard que j’en suis venu à considérer que. Ou plutôt : chaque fois que l’envie me prend de me raser le crâne, je sens que cela correspond à un désir de transformation, de renouveau, de sublimation du moi par des moyens qui peuvent certes paraître futiles (le petit frisson bourgeois), mais qui n’en sont pas moins des plus concrets, des plus réels, des plus sensibles, des plus visibles. Les cheveux blancs, à vrai dire, c’est tout à fait secondaire, et l’histoire de mes tontes que je viens d’exposer succinctement est là pour en attester, cheveux blancs qui sont là, eux aussi, et de plus en plus. Mais vieillir, je ne le conçois pas comme un problème ; c’est la nature (note bien ce dernier mot, souligne-le). Non, le problème, c’est ce qui m’attend au bout de la vieillesse : non la mort, mais la déchéance, la perte de soi, la perte du monde. À côté de cela, la mort est dérisoire. Plus souhaitable que la vie, en vérité. La lassitude que je ressens quand j’ai mon père au téléphone, je la vis comme une faute morale. Mais je ne peux pas ne pas la ressentir, c’est-à-dire : ce n’est pas moi qui puis décider ou non de la ressentir, ce n’est pas un effet de ma volonté. Elle est là. Elle est réelle. J’entends aussi : je ne peux pas ne pas la reconnaître, l’accepter, la comprendre, ou du moins, l’exprimer. Quand j’aurai perdu la tête, je ne pourrai plus voir la réalité telle qu’elle est. Aveugle ou pas, je ne verrai plus rien du tout. Et alors, tout ce que je me serai efforcé de faire de mon vivant (car perdre la tête, c’est une mort pire encore que la mort, c’est une disparition de fait : Où est la personne ? Mais elle est là, voyons. C’est ridicule, enfin, ne raconte pas n’importe quoi : tu vois bien que ce n’est pas elle, c’est quelqu’un d’autre.) aura été en vain. À travers la déchéance de mon père, je vois ma déchéance à venir et la déchéance passée de ma mère (« la confusion » théorisée par les médecins de la mort) qui, avant de mourir, n’était déjà plus là, avait déjà disparu réellement. Et je me souviens aussi que j’avais souhaité sa mort parce que je n’en pouvais plus, parce que j’étais fatigué. Et tout cela, je n’ai pas envie de le vivre de nouveau. Les boucles de mes cheveux me tombent aux épaules. Oui, mais pour combien de temps ? 

31825

Lumière d’automne, déjà, douce de soleil, le matin, et puis tirant sur le gris au cours de l’après-midi. Je l’accueille. Non sans un certain plaisir, — calme. Hier, je m’en souviens, à un certain moment de la journée, à l’angle de la rue de Sèvres et de la rue Saint-Placide, j’ai levé les yeux en direction du ciel et le bleu que j’y ai vu, scandé de ces nuages hauts, m’est apparu d’une splendeur rare. Rare, dis-je, parce que, je crois, ce n’est pas souvent que je le vois ainsi, ce ciel-là, j’entends : le ciel d’ici, le ciel de Paris, comme dit la chanson, avec une telle profondeur, avec un tel sentiment d’admiration. Tout est une question de voir, de percevoir, et point n’est besoin de choses pour cela, j’entends : d’entités avec les frontières qu’on leur suppose nettes, des sortes de monades qui se voisinent sans jamais se rencontrer, qui s’entrechoquent quand quelque chose de grave a lieu, oui, peut-être, mais sinon ? pas vraiment, non. Calme, ai-je écrit, mais non apaisé, l’un et l’autre ne reviennent pas au même ; apaisé, non, cela ne semble pas possible, non, pas pour moi, non, comme si ce n’était pas dans ma nature. Oh, bien sûr, je ne vais pas prétendre le contraire, il m’arrive d’être en paix, avec moi-même du moins, quelquefois, mais n’est-ce pas jamais qu’un état passager (donc, pas un état du tout, n’est-ce pas ? rien qu’un passage) ? Hier aussi, mais pas au même moment ni au même endroit que le ciel (j’étais tout simplement chez moi), j’ai eu envie d’aller marcher dans les sous-bois boueux, mol humus de la terre, châtaignes éventrées qui jonchent le sol, vert tirant sur un marron devenant de plus en plus sombre, l’air humide, et de plus en plus frais tout autour, qui fait comme une écharpe de climat qui nimbe l’atmosphère de ses motifs en éclaircies. Aujourd’hui, j’ai traversé une partie de la rive, selon un parcours qu’il m’arrive de suivre et qui passe par le Jardin des Plantes, notamment. Et le cœur était là, en effet. 

30825


Le fin mot de l’ontologie. — De nos jours, en France, quand, plus ou moins par inadvertance, on tape « Jérôme » dans gogole, le premier résultat de recherche sur lequel on tombe, c’est la tête de Jérôme Commandeur — qui sourit. Ce qui constitue une expérience des plus désagréables parce que, d’une part, la tête de Jérôme Commandeur qui sourit n’est pas le genre de choses sur lesquelles on peut raisonnablement avoir envie de tomber quand on fait une recherche sur internet, encore que, comme chacun le sait désormais, tous les goûts soient dans la nature, et parce que, d’autre part, ce n’est pas du tout l’idée que je me fais ni des Jérômes en général ni d’un Jérôme en particulier. Ma perspective est sans doute biaisée parce que, m’appelant moi-même Jérôme, l’idée que je me fais des Jérômes en général et d’un Jérôme en particulier, eh bien, c’est moi et parce que, ayant une haute opinion de moi-même, quand je pense à un autre Jérôme que moi-même, ce n’est bien évidemment pas à Jérôme Commandeur que je pense, mais à Jérôme de Stridon et, entre autres choses, au tableau du Caravage qui le représente concentré en méditations drapées de rouge sur le sens de la vie et de l’au-delà. Ces remarques, j’en conviens, n’ont pas beaucoup d’intérêt. Du moins pas à première vue, car elles indiquent tout de même quelque chose qui est caractéristique de notre époque : l’expérience fondamentalement décevante, voire désespérante, que l’on est amené à faire de la réalité quand on se sert pour l’aborder des outils que notre époque développe avec une détermination et un appétit de croissance toujours plus marqués, comme si, de fait, tout ce que notre époque produisait était destiné à nous rendre l’expérience de la réalité décevante, déprimante, comme si, pour le dire en un mot, comme si notre époque mettait toute son énergie à rendre la réalité détestable. Comme si, pour rendre désirable l’artifice de la marchandise, l’époque s’évertuait à rendre indésirable le naturel de la réalité. D’où cette tension indépassable qui traverse l’époque (indépassable à moins de trancher dans le gras du vif, ce que personne ne semble se résoudre à faire) entre deux appels contradictoires : à revenir à la nature et à s’émanciper de la nature. Plus la marchandise nous appelle à l’anti-nature et plus la nature nous rappelle à sa réalité et plus la nature se rappelle à nous et plus l’artifice nous attire à lui. Vertigineux renversement perpétuel où nous ne pouvons que perdre le sens — des réalités ainsi que de nous-mêmes, voire de toutes choses. Ce qui revient à dire que, toute expérience directe étant devenue impossible (il y a trop d’artefacts), toute expérience est vouée à être médiate (médiatisée, médiatique), c’est-à-dire : tout d’abord et fondamentalement décevante, triste, haïssable. Et le paradoxe se boucle sur lui-même dans la mesure où, pour vouloir faire une expérience directe, il faudrait que cette dernière se présentât d’une manière ou d’une autre comme aimable, ce qui n’étant pas le cas, rend indésirable la possibilité même d’une expérience directe, c’est-à-dire de l’amour. Ne nous restent plus alors que des choses désagréables à consommer, lesquelles choses consommées nous rendent gros, laids, bêtes, malades et inféconds. L’animal que nous sommes est toujours le même : quand on lui donne la chose qu’il désire, il finit par la détester. Les artefacts ayant toujours constitué notre mode de présence au monde, on a longtemps vu dans cette insatisfaction chronique le propre de la raison et le moteur du progrès jusqu’à ce que l’évidence de la régression que constituait le progrès et de la folie de la raison nous contraigne à renoncer à pareilles chimères pour constater comment les choses ne sont pas mais comment nous pouvons seulement les percevoir (c’est-à-dire : les consommer) désormais : disparaissantes et mornes, rébarbatives, et aliénantes. Être, comme le dit le gourou de la secte du futur, être, c’est consommer ou être consommé. Voilà le fin mot de l’ontologie. Tout le reste s’éloigne.

29825

Se désennuyer ne désennuie pas. — Je change tellement d’idées que je me donne à moi-même le tournis, voire me fatigue moi-même. Mais je sais que c’est une tentative pour échapper à l’ennui. À cette considérable nuance près que se désennuyer ne désennuie pas. Comment faire, dès lors, pour échapper à l’ennui ? Eh bien, peut-être que l’on ne le peut pas. Baudelaire, le grand ennuyé, n’en est-il pas mort ? On aura beau essayer tous les moyens, ce n’est pas tant que tous les moyens ne sont pas bons, c’est qu’aucun moyen ne le sera jamais. Les grands moyens sont sans emploi : on ne se désennuie pas. L’ennui, ce n’est pas comme un plein que l’on vide quand il y en a trop, pas plus que ce n’est un vide qu’il suffirait de remplir. Qu’est-ce que c’est alors ? Eh bien, je crois que ce n’est pas. Que ce n’est ni ne n’est pas, plus précisément. Que ce n’est ni de l’être ni du non-être. L’ennui échappe à toute détermination ontologique : il est le sentiment qu’éprouve qui échappe à toute détermination ontologique, à toute catégorie ontologique, qui ne se trouve pas nécessairement au-delà de l’ontologie, mais ailleurs, qui a trouvé une autre voie pour laquelle, dans le monde tel qu’il est — le monde de l’être et du non-être —, il n’y a tout simplement pas d’emploi. Se désennuyer — trouver des choses à faire ou à ne plus faire pour échapper à l’ennui —, c’est essayer de réagir avec de l’être et du non-être à ce qui, précisément, a déjà échappé à l’être et au non-être. L’ennui est vécu comme mortel parce que, échappant aux catégories normales de l’être et du non-être, il les abolit et, dès lors, semble ne laisser qu’un vide immense que la vie n’épuisera jamais. Mais qui observe l’ennui avec attention verra que, dans cette abolition des catégories de l’ontologie, le vide et le plein, eux aussi, sont abolis, et que s’ouvre un autre rapport au temps, aux objets, aux sentiments, à l’histoire, à l’existence. Comme il n’y a pas de choses au sens de l’ontologie, l’existence n’est pas quelque chose à remplir, n’est pas une durée à occuper : l’ennui ouvre l’existence à un autre espace-temps, à la fois plus lent, plus flottant, et plus vif, plus soudain, à la fois plus distendu et plus tendu : dans l’apparente indolence du fare niente, se révèle une abondance d’activité, tant il est vrai que, pour qui s’ennuie, il n’y a jamais de repos, mais rien n’est jamais en mouvement. Loin de l’être et du non-être, qui s’ennuie découvre une vie tout autre dont l’univers des catégories normales ne sait pas quoi faire. Et comment le saurait-il, lui qui pense tout autrement, qui pense l’ordinaire sous l’espèce de journées occupées et au cours desquelles on s’affaire. Avec la σχολή, la philosophie ancienne s’est approchée de cet état-non-état bizarre, incompréhensible, insaisissable, hors catégorie qu’est l’ennui, mais — et c’est son paradoxe à elle — elle s’est efforcée de remplir ce temps vide, c’est-à-dire qu’elle a voulu le croire vide, qu’elle l’a fait vide, pour l’occuper, en faire quelque chose, d’où les catégories (être / non-être) que nous avons héritées. (Hypothèse, en passant : si les femmes n’avaient pas été invisibles dans l’Athènes de Socrate, l’histoire de l’Occident eût été radicalement différente.) Il faut, pour saisir le propre de l’ennui, une écriture qui coule comme un temps qui semble s’étirer indéfiniment tout en se concentrant à l’extrême. Les compositions musicales de Morton Feldman ont cette qualité, étirée et dense (que l’on pense, par exemple, à Coptic Light et sa pédale sibélienne). Elles ouvrent la vie à une autre dimension, une dimension inouïe à l’écoute de laquelle se trouve toujours qui s’ennuie.

28825

Retour à Paris. Je me sens bien. Peut-être que, demain, j’aurai quelque chose à dire. 

27825

Même les aveugles, ai-je envie de dire, même les aveugles doivent regarder la réalité en face. Et c’est sans doute moins une remarque d’ordre général qu’une remarque sur l’état de mon père. À force de se refuser à voir les choses comme elles sont, et comme soi-même l’on est, on finit par ne plus rien voir du tout (au figuré, cela dit, plutôt qu’au propre). En descendant du tramway à Noailles, tout à l’heure, j’ai dit à Daphné que j’étais content de prendre le tram avec elle parce que moi aussi, quand j’étais jeune (mon dieu, quelle horreur, cette expression « quand j’étais jeune », mais c’est la réalité : je ne suis plus jeune), je prenais le tramway pour aller « en ville », comme l’on disait alors. Daphné m’a demandé pourquoi et je lui ai répondu parce que cela nous fait quelque chose à partager et elle a eu l’air satisfaite de cette réponse. Et moi aussi. Ensuite, elle m’a demandé quel genre d’élève j’étais à l’école et je lui ai répondu que je ne travaillais pas parce que je m’ennuyais, ce qui a eu l’air de l’étonner beaucoup, alors je lui ai expliqué que j’étais un peu comme elle mais que, contrairement à elle, je n’avais pas eu les parents qu’elle, elle a. Évidemment puisque ses parents à elle, c’est nous. En tant qu’enfant, je ne pouvais pas être mes propres parents mais, en tant que parent, je ne voudrais pas être mes propres parents. Non que mes parents fussent de mauvais parents (je ne crois pas qu’il y ait de mauvais parents sinon les parents qui maltraitent volontairement leurs enfants mais alors ce ne sont pas tant de mauvais parents que de mauvaises personnes, tout simplement, quant aux autres, ils sont perdus, et l’on est souvent perdu quand on est parent, ou du moins faut-il l’accepter de l’être, règle qui vaut en général), mais je ne voudrais pas être avec Daphné comme ils furent avec moi. Et je crois que je ne le suis pas. Je crois que je suis tout à fait quelqu’un d’autre. Ce que je voulais être. Suis-je devenu celui que je voulais être ? Eh bien, à peu de choses près, il me semble, oui. Peu de choses près, c’est-à-dire ? C’est-à-dire que, m’imaginant celui que je voulais être, je n’avais jamais pris en compte la dimension du succès. Il me semblait, en effet, que qui écrit bien doit avoir du succès, ce qui est n’est pas le cas, loin de là. Outre la dimension du succès, donc, il me semble je suis celui que je voulais être. Parfois, il m’arrive de l’oublier. Il ne le faut pas. Il ne faut pas s’oublier, il faut s’accentuer, s’approfondir.

26825

Atmosphère lourde, étouffante, aujourd’hui, dans les rues de Marseille. J’ai l’impression de me liquéfier. Je trouve un peu de fraîcheur dans les pièces du magnifique hôtel particulier qui accueille le Musée Cantini, rue Grignan. Depuis des années, chaque fois que je passe devant la boutique qui fait l’angle avec la rue Lulli, je m’arrête pour admirer les cafetières Alessi qui sont exposées en vitrine. Design de l’amertume, ai-je envie d’écrire, et c’est notamment ce que je confierai à mon carnet, un peu plus tard, après avoir avalé la première gorgée de mon café, délicieusement amer, à la Presse, rue Decazes.  Entretemps, donc, devant les œuvres de Giacometti, sentiments divers, qui touchent à la matière et à l’espace, la lumière et les ombres portées. Les œuvres de la période surréaliste ne semblent pas s’adresser à moi, je ne les comprends pas, alors que les recherches postérieures sur l’échelle (une statue plus petite qu’un soldat de plomb et une autre, grande comme trois femmes) arrêtent mon regard, lentement. Là, la monumentalité devient étrange, à la fois nécessaire pour porter l’érection et hors de propos, la sculpture n’étant dédiée à nulle gloire. Les statues de femmes attirent tout autant l’attention sur elles-mêmes (en tant qu’œuvres, pour ainsi dire) que sur l’espace et la lumière qui le traverse. Le vide se manifeste et le sculpteur manifeste le vide, l’air entre les choses, par le dispositif de la cage, qui semble la version en trois dimensions du cadre du tableau à travers lequel on regarde l’histoire. Ici, diverses histoires se croisent, l’Égypte ancienne, les civilisations des Cyclades, la Grèce antique, les masques et les idoles du continent africain. Manque toutefois une dimension importante (une cinquième dimension, pourrait-on dire) : la couleur, dont on sait que les idoles cycladiques (comme toute la statuaire grecque) étaient peintes. Où est passée la couleur ? En s’estompant, elle est tombée dans l’oubli. La couleur, en quelque sorte, voilà l’oubli, ce qui passe. Au moment où la rue Sainte s’ouvre sur l’abbaye de Saint-Victor, éclate le bleu le plus saisissant. La tour ronde du fort Saint-Jean émerge comme stèle phallique de calcaire rose qui se dresse depuis le rivage. Éblouissement.

25825

Nuages accrochés à la colline qui plonge dans la mer. D’un pays imaginaire : Orienccident. Ou quelque chose du genre. Ne suis-je pas moi-même une sorte d’Oranccident ? Bonheur de l’accident, peut-être, en effet. Des hauteurs de Bompard, je descends aux Catalans, bifurque vers la Corniche jusqu’à Borély et puis retour par Endoume au point du départ. Je crois en une forme de beauté qui permette de surmonter la grotesquerie de l’existence — modes standardisées, corps tatoués, femmes dissimulées —, qui porte le regard un peu plus loin, non pour le détourner, mais pour mieux voir, j’imagine. Oui, j’imagine. Il y a le paysage que je vois et le pays qui n’existe pas. Méditerranée rêvée, bien sûr, ne l’a-t-elle pas toujours été ? Homère, dans l’Odyssée, déjà, ne disait-il pas que la mer était couleur de vin rouge profond ? Oἶνοψ πόντος, la mer à l’aspect de vin que nul, désormais, ne s’aventurerait plus à décrire ainsi. Écrire est une aventure. Aux frontières du monde connu, aux frontières de la langue connue, aux frontières de la perception connue, et j’oserais dire : aux frontières de la connaissance connue. Il y a tant de connaissance inconnue, et pas seulement en avant, dans une sorte d’avenir fantasmé, mais là, autour de nous, partout. Dans une vidéo de l’exposition, Dominique Hauvette, en parlant de son vin, répète deux fois le mot : amour. En courant, je regarde mes collines aux sommets desquels les nuages se sont accrochés, dénivelée de la terre qui s’enfonce soudain dans la mer. Les gens, me dis-je, les gens ne sont pas à la hauteur de cette vision. Mais moi, le suis-je ? Je ne le crois pas, non. Quand, en sortant du Mucem, je me suis assis sur un banc pour dessiner ce que je voyais — un autre colline  que celles que je verrai ensuite, du côté de Marseilleveyre, qui s’enfonce elle aussi dans la mer et une île au loin —, je m’en suis trouvé incapable. Alors, j’ai déchiré l’une après l’autre les deux pages sur lesquelles je m’étais aventuré. Moi non plus, je ne suis pas à la hauteur de ma vision, me dis-je, mais la vision permet de dépasser cette infériorité, permet une élévation, une sublimation. Autrement, que ferions-nous ? Nous dépéririons. Autrement, que ferais-je ? Comme tout le monde. En courant, éclairs de lucidité, voyant les gens, les modes de vie, comme on dit, je me suis dit : Tant mieux, l’art va enfin redevenir l’affaire d’une minorité. Mais cela ne veut rien dire, il en a toujours été ainsi. Ah oui, tu crois ? Je ne sais pas. Passant par Noailles et le marché des Capucins, comme souvent, pour prendre le tramway et aller voir mon vieux père devenu aveugle du côté de Saint-Barnabé, je me suis dit que je n’avais rien contre les communautés, à condition qu’elles ne soient ni des forteresses ni des prisons, ce que — bien évidemment — elles sont. Comment faire, alors ? Comment faire quoi ? Je ne sais pas : la vie.

24825

Ce matin, l’idée de vivre la journée qui se présentait à moi, la journée même et les journées ensuite, m’a paru absolument intolérable et m’a plongé dans une profonde tristesse. J’ai envisagé de mettre la climatisation dans la chambre à coucher de l’appartement que nous avons loué pour quelques jours, de laisser les volets clos, de fermer la porte et de passer la journée, là, allongé sur le lit, à ne rien faire du tout, à ne surtout pas vivre ma vie. Mais, bien sûr, cela s’est révélé impossible et, à mon corps défendant, je me suis levé et j’ai fait (à peu près) ce que font les êtres humains quand ils sont en vie. Non que cela ne m’ait pas semblé affreusement pénible, mais. Mais quoi ? Mais je ne sais pas. Je suis partagé en ce moment, partagé entre la difficulté de vivre la vie (à cause, donc, de la vieillesse de mon père, de tout ce que cela implique, et d’autres aspects de mon existence relatifs au succès ou plutôt à mon absence de) et la joie de la vivre, et ce partage ne fait rien pour atténuer le sentiment de la difficulté de vivre, tant s’en faut, chaque perspective d’encouragement étant suivie par une perspective de découragement, un peu comme dans une enfilade de pièce ou, comme, au bout d’une rue, on voit des escaliers plonger vers la mer. Cette dernière comparaison n’est pas adéquate du tout : la perspective d’une plongée vers la mer est parmi ce qu’il me semble de plus réjouissant dans l’univers. Bref, tout à l’heure, sans avoir vaincu le profond dégoût que m’inspire l’existence, mais après avoir tout de même consenti à me lever et à faire (à peu près) ce que font les êtres humains qui vivent quand ils vivent, j’ai fini par sortir de l’appartement que nous louons pour quelques jours et je suis allé marcher avec l’idée simple d’aller au bout du boulevard Bompard. Ce que j’ai fait. Et tout, je dis bien tout — la lumière, les bâtiments, la chaleur, l’atmosphère, les couleurs, les odeurs —, tout m’a semblé parfait et sublime. Parvenu au bout du boulevard, j’ai continué mon chemin en empruntant une rue dont j’ai oublié le nom et j’ai descendu un escalier qui conduit au chemin du Vallon de l’Oriol, d’où j’ai pris un escalier qui m’a conduit sur les hauteurs du Roucas Blanc, dont j’ai emprunté ensuite le chemin pour en redescendre et rentrer chez moi, mais ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est que, descendant cet escalier (la traverse Sélian, comme me le dit à présent la machine à plans), l’air a été envahi de parfums incroyables, d’effluves de figuier, de laurier, de plantes à fleurs bleues dont j’ignore le nom, des fragrances que j’aurais voulu enregistrer, mais il n’y a pas de machine à enregistrer les odeurs (limite ridicule de la technologie), je me suis demandé comment les parfumeurs notaient les odeurs dont ils s’inspireront ensuite pour créer leur parfum. Jean-Claude Elléna, qui a créé le parfum que je porte (Un jardin en Méditerranée) dit qu’il compose mentalement ses parfums avant de les écrire et de les sentir : l’esprit comme répertoire d’odeurs. Là aussi, force m’est de constater que je suis analphabète. Je sais si peu de choses. N’est-ce pas démoralisant ? J’eusse voulu enregistrer ce parfum d’autant qu’il était comme un rempart, une fois passé à travers, les bruits de la ville qui, depuis les hauteurs de Bompard, me parvenaient étouffés, ont soudain explosé, exactement comme si c’était le parfum qui avait maintenu ce vacarme à distance, dessinant dans son enveloppe olfactive un havre de paix. 

23825

Il faut encore que j’écrive, dis-je à Daphné, qui me demande alors si je suis obligé, ce à quoi je réponds que non, que c’est une discipline. Et je ne sais pas si cela a grand sens, je ne sais pas si, malgré mes efforts répétés pour expliquer ce que je fais, essayer de convaincre qui veut bien me lire ou m’écouter que non, ce que je fais, ce n’est pas n’importe quoi, pas une contrainte externe, non plus, une sorte de transfiguration du quotidien (le sens du mot « discipline » tel que je l’entends), ce que je fais a grand sens, si ce n’est pas n’importe quoi, rien qu’une contrainte externe de plus, un pas en avant dans le néant que sont, effectivement, nos existences. Que je ne sache pas, petit un, ne signifie pas qu’il n’y a pas une différence, une différence qui serait de moi inconnue et qui, même, pourrait être de tous inconnue, que je ne sache pas, petit deux, cela ne m’interdit en aucun cas de faire quoi que ce soit, de faire ce qu’il me semble bon de faire, d’autant que, pour une fois « bon » n’est pas synonyme de « ce que je veux faire », le bien n’équivalant pas à la volonté (ni ma volonté ni celle de n’importe qui), combien de fois, en effet, n’ai-je pas eu envie d’écrire, combien de fois, en effet, ai-je eu envie de ne pas écrire, combien de fois tout m’a-t-il dissuadé d’écrire, les gens, la vie, quoi, et ai-je écrit pourtant, oui, combien de fois ? Discipline n’est pas un nombre, mais c’est la réponse à la question : Que me semble-t-il bon de faire ? Discipline n’est pas ordre, comme on peut être enclin à se l’imaginer dans une perspective fascisante, en fait, telle que je la conçois, la discipline se place à un tout autre niveau, une sorte de dimension, paradoxale, qui n’est ni individuelle ni extra-individuelle (ni infra ni supra), qui n’est nulle part et partout à la fois, on a l’impression que cela ne veut rien dire, mais c’est très clair, toutefois : c’est ce que je fais. D’une certaine façon, « c’est ce que je fais — avec amour, avec passion » me semble la réponse à toutes les questions, toutes les interrogations, toutes les défiances, tous les doutes. Le monde social (ce que l’on appelait jadis la Presse, par exemple) est plein de gens qui ne m’intéressent pas et à qui, pourtant, le monde social (disons : les autres) ne cesse de m’enjoindre de m’intéresser : si je n’intéresse pas à ces gens (la Presse, les autres), ce n’est pas pour faire mon intéressant, c’est que je ne suis pas parmi eux, que je ne me sens pas parmi eux, on me dit qu’ils parlent la même langue que moi, mais moi, qui parle la langue que je parle, je n’en crois rien. Je suis peut-être exclu du monde social (ce n’est pas une tare, après tout), mais tant que cela ne m’empêche pas de faire ce que je fais, je n’en conçois nul ressentiment, et il faut que je n’en conçoive nul ressentiment, il faut que je continue de faire ce que je fais, il faut que continue d’être qui je ne suis pas, qui je deviens, le sans honte, et libre, qu’il nous est possible de devenir, — tout le monde.