11225

Parfois, il me semble qu’il suffit de se mettre à écrire pour écrire. Que ce n’est pas une affaire de sens, d’intention, de quelque chose à dire, mais de présence, de détermination, d’application, de souci. Ce n’est pas une remarque d’ordre général, remarque selon laquelle, peu ou prou, tout le monde serait écrivain ou pourrait le devenir — les quantités innombrables de livres qui se publient chaque année apporte la preuve irréfutable de ce fait —, mais quelque chose de plus personnel. Je ne sais pas si quelqu’un s’est déjà fait une réflexion de ce genre — bien sûr que oui, diraient de toute façon les tenant du tout a déjà été dit, ceux-là même qui sont responsables des quantités innombrables de livres qui se publient chaque année, etc. —, mais que ce soit le cas ou non, cela ne fait pas une grande différence. Je ne sais pas exactement ce que cela veut dire, que faire d’une pensée de ce genre, ni s’il y a seulement quelque chose à en faire. Aujourd’hui, on dirait sans doute que c’est mon ressenti, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas mon ressenti, écrire, c’est tout à fait autre chose, même si c’est intime, c’est ouvert, il faut que l’air circule, il faut que quelque chose se passe, que quelque chose passe. Et c’est peut-être cela que signifie ma pensée selon laquelle il me suffit de me mettre à écrire pour écrire : moins une affaire de présence que de disponibilité, d’ouverture, d’écoute. Il se passe toujours quelque chose, il faut s’y rendre attentif. Et nous savons tant de choses — nous avons enregistré des quantités si invraisemblables d’informations —, tant que nous n’avons besoin de rien savoir de plus que ce que nous savons déjà pour écrire. On peut dire la même chose en empruntant un autre chemin : on fait trop de livres et on n’écrit pas assez. Le paradoxe n’est pas qu’apparent — ce n’est pas simplement une formule —, il y a là quelque chose qui touche à la façon dont nous concevons l’écriture : en tant que telle (et alors il faut reconnaître qu’elle se réduit à la production de biens de consommations culturels, c’est-à-dire d’objets comme les autres, jetables, — les livres) ou bien du point de vue de la place qu’elle occupe et du rôle qu’elle joue dans nos vies (et alors ce n’est plus une machine à produire des objets, c’est une philosophie de l’existence, un art de vivre). 

301125

La mort va partout avec nous. Elle rôde, nous frôle en permanence, sans même que nous nous en rendions compte. Et sans doute vaut-il mieux ne pas. Car, si nous avions conscience de ce fait, de cette réalité, de ce compagnonnage omniprésent, le non-sens absolu de la chose, de toutes choses, le ridicule, l’insignifiance quasi comique de l’existence, nous frapperait si fort qu’assommé par le choc nous n’aurions plus la force de marcher, même pas celle de nous lever. Quand la trottinette a foncé droit sur moi, ce dimanche matin, alors que je traversais la rue du Cherche-Midi au niveau du passage piéton qui se trouve devant chez Dumonet pour emprunter la rue Mayet et aller acheter mon pain au Fournil de Guillaume, rue de Sèvres, j’ai été comme paralysé, ne sachant dans quelle direction aller pour échapper au choc, faut-il faire un pas en arrière, un pas en avant, comment savoir ? tout va si vite, l’on n’a pas le temps de se décider, tout est équipossible, malheureusement, le projectile se déplaçant toujours aimanté par notre propre mouvement, c’est un phénomène physique qui transcende, semble-t-il, les lois qu’on voudrait imposer à la nature, sorte d’âne de Buridan post-moderne, la liberté d’indifférence nous condamnant en effet au plus certain des trépas, et ce n’est qu’au tout dernier moment, quand le bolide était déjà sur moi, une trace noire sur ma chaussure gauche que je découvrirai ensuite, une fois rentré chez moi, peut en témoigner, que je l’ai repoussée des deux mains pour éviter qu’elle me percute de plein fouet. Un peu plus tôt, je m’étais senti mal — il était trop tôt, certainement, pour un dimanche matin, je m’étais couché tard, la veille au soir, après avoir trop bu et fait des choses que la décence m’interdit d’évoquer ici, j’aurais dû rester au lit à ronfler et cuver, mais il faut croire qu’une force vitale, passablement stupide, me pousse à des agissements manifestement contraires à la plus simple raison — et, assis sur un banc du cimetière du Montparnasse, je tâchais de trouver des forces pour reprendre mon chemin que je ne trouvai vraiment qu’en me disant qu’on ne pouvait tout de même pas mourir dans un tel endroit, cela ne se fait pas, en plus, il n’y a plus place, c’est surpeuplé. Deux rencontres avec la mort, et en si peu de temps, l’une aussi imbécile que l’autre. Quelques minutes plus tôt, dans le cimetière, j’avais consulté la fiche wikipédia de Michel de Montaigne pour savoir à quel âge il était mort et combien de temps il me restait donc à vivre. C’est une de mes lubies, depuis quelque temps, de chercher l’âge auquel les écrivains célèbres, ou en tout cas que j’admire, sont morts pour calculer combien de temps il me resterait à vivre si je mourrais à leur âge et tâcher de me faire une idée, sinon de mon espérance de vie, du moins de mon espérance de célébrité, calcul hasardeux s’il en est, et quelque peu contourné du point de vue méthodologique, pour ne rien dire du point de vue psychologique, lequel nous plongerait dans des abîmes de perplexité. Par exemple, puisque c’était mon personnage de référence jusque tout récemment, j’ai dépassé l’âge auquel Walter Benjamin est mort depuis deux jours, et ne peux donc plus consulter sa fiche wikipédia pour calculer dans combien de temps il serait décent ou intéressant ou terrifiant pour moi de mourir ou de ne pas mourir, cela dépend, des jours, de la façon dont je me sens, de mon angoisse du moment, et d’un vaste ensemble de paramètres dont la complexité, à moi-même, peut-être, m’échappent. Ainsi, dans la mesure où, pour Benjamin et pour moi, c’est trop tard, désormais, nous ne nous sommes plus d’aucune utilité, lui pour moi, surtout, j’ai jeté mon dévolu sur Montaigne, décédé à l’âge de 59 ans, ce qui me laisse encore un peu de temps. Par suite, toujours suivant ma propre logique, j’en suis venu à la conclusion qu’il fallait que je me mette sérieusement à la lecture ses Essais, et en entier, tâche à laquelle je ne me suis jamais donné à fond, mais toujours en partie, jusqu’à présent. Voilà où j’en suis. Banal dimanche.

291125

Il faut que j’arrête d’écrire ce journal. Me suis-je dit. Mais pourquoi ? Me diras-tu. Eh bien parce que je me suis dit : « Il faut que je travaille », et par là, j’entendais : « Il faut que j’écrive ce journal ». Cette dernière phrase, j’en ai déjà parlé. Quand ? Je ne sais plus. Et je n’ai pas envie de chercher. Mais, par contraste, les poèmes que j’ai écrits hier et aujourd’hui, les écrivant, je ne me suis pas dit : « Je travaille ». Mais alors pourquoi me le dis-je quand je pense à écrire ce journal ? Parce qu’il est quotidien ? Le travail est-ce donc le quotidien ? Mais tout travail implique congés. Quand mon journal, lui, depuis des années désormais que je l’écris, n’en connaît plus aucun, de congés, de répit. Est-ce alors de l’esclavage ? Mais les esclaves, même, devaient avoir des jours de congés. Enfin, je crois. Mais pas moi. Jamais. Je ne m’en laisse pas. Alors, ce journal, ce n’est pas un travail, ni un esclavage, non plus, non. Alors quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas. Il faudrait que je demande à Guillaume ce qu’il pense de son journal, comment il se le représente. Mais, quand nous nous voyons, Guillaume et moi, nous ne parlons de cela. L’autre fois, je me souviens que nous avons parlé d’un écrivain et, avant d’en dire du mal, j’ai regardé à droite et à gauche par-dessus mon épaule, c’était un réflexe, ce qui a amusé Guillaume, je crois, pour être sûr que personne d’intéressé ni d’intéressant allait m’entendre. Comme si je connaissais des gens. Mais cela n’a plus rien à voir avec ce que j’étais en train de dire. Mais c’est vrai que les poèmes que j’ai écrits hier et aujourd’hui, il ne m’a pas semblé que c’était du travail. Alors que, en vérité, ils m’ont demandé bien plus de travail que cette page de journal plus la page de journal de la veille ne m’en demandent, que j’écris en écrivant, sans les composer, quand, les poèmes, je les écris une première fois, les récris, les dis à haute voix, les redis, les récris, les redis, et ainsi de suite, je ne sais combien de fois, quelques lignes à peine demandent des heures peut-être, parfois, sans compter celles de l’oubli, entre deux poèmes, entre deux versions du poème, des heures, sans doute, pour être écrites. Mais c’est ainsi. Ce doit donc être la quotidienneté qui me fait penser au mot « travail ». Et pourquoi est-ce que je ne cesse pas d’écrire, dès lors, si ce que j’écris me fait penser à « travail » et que je n’aime pas le travail, qui me fait penser à « esclavage » (pour moi, en effet, tout travail est un esclavage) ? Me demandes-tu. Eh bien, parce que j’aime tellement ce que je fais. J’aime tellement écrire. Non, pas tellement écrire. Non. J’aime tellement écrire ce que j’écris. Tellement que je n’ai pas envie de m’en empêcher. Je veux continuer, aussi longtemps que j’en aurai la force. Et cela, ce n’est pas un travail, non, ce n’est pas un esclavage, non plus, non, cela, qu’est-ce que c’est ? Mais, c’est la vie, pardi. 

281125

Lointaines idées qui semblent revenir. Mais d’où ? De quel oubli ? De quel abandon ? De quelle distance ? Et puis, ces jours-ci, de nouveau, la musique. Qui me paraissait inécoutée depuis je ne sais plus combien de temps : des mois, des années ? Qu’importe le temps, en vérité, c’est le sentiment de la durée qui compte. L’autre jour, à la fin des Concertos brandebourgeois, je me suis étonné : Déjà ? Et pourtant, les écoutant, je m’étais endormi. Et ce sommeil, alors qu’il ne dura sans doute guère plus qu’un assoupissement, m’avait paru s’étirer indéfiniment, jusqu’à la note finale qui me fit prendre conscience de ce qui venait réellement de s’écouler. Mais n’est-ce pas cela, la musique : un temps hors du temps, une extemporalité, un voyage dans les arcanes de la durée, un évanouissement ? Lointaines idées qui reviennent, et dans les termes mêmes, ou quasi, où elles furent formulées, mais inaccomplies, il y a un certain temps. Je venais d’aller courir. Il faisait moins froid que les jours précédents, à Paris, mais le ciel était toujours aussi gris, il avait plu, il pleuvait. Dans la partie nord-ouest du jardin, ainsi, je pataugeais gaiement dans la boue de l’automne, sous mes pieds la terre glissante se dérobait, et j’entendais les onomatopées de cette petite étendue de terre artificielle me parler. Cette langue, est-ce elle qui m’a rappelé les idées passées, jamais assouvies ? Peut-être. Quand je me suis arrêté de courir — j’étais revenu sur le boulevard —, le sommet de la tour se perdait dans les nuages de pluie, et j’ai écrit quelques phrases comme le début d’un poème dont l’écriture courrait sur toute une année, comme mes pieds sur la terre tantôt molle tantôt dure du jardin, peut-être, mais peut-être pas, non, comme ma vie. Ici, là, ailleurs, partout, où que ce soit que je respire. À Paris comme à Marseille comme à Rome. Lointaines idées mais très proches, toutefois, intimes, en effet.

271125

Quelque chose d’effarant. Comme ces gens qui, n’ayant jamais eu d’enfants ni fait la guerre, avec d’idiots trémolos dans la voix, en appellent au réarmement démographique et à la remilitarisation d’un pays. Mais peut-être est-ce la différence entre les chefs et les clampins dont je suis : ceux-là n’ont aucun scrupule à raconter n’importe quoi et attirent donc sur eux le plus grand nombre de suffrages. Imbécile démocratie. Et que, par suite, il n’y a aucun progrès : nous avons toujours cette mentalité sanguinaire de qui fait des enfants pour les sacrifier. Mais à quel dieu bâtard, désormais ? Ne voyons-nous pas avec clarté que le vacarme que nous faisons pour exister est à la fin maladroite de cacher un vide abyssal, j’entends : une vide plus profond encore que le plus profond des gouffres, et que nous jetons là-dedans tout espoir d’un progrès digne de ce nom (qui ne soit pas la fabrication d’une machine, la croissance d’une chiffre, mais l’épanouissement d’un art de vivre) ? En vain, évidemment. Mais, à son tour, cette évidence n’est-elle pas trompeuse ? Ne nous interdit-elle pas de chercher, nous aussi, de creuser aussi profond que le plus profond des, etc., pour découvrir ce qu’il en est, ce qui se terre au fond de notre souche, et pourquoi il semble que nous ne soyons rien que d’indécrottables faquins ? Mannequins qui se laissent transpercer. Une ambulance prise dans les embouteillages laisse hurler sa sirène dans le vide, rien ne bouge, tout est coincé, — voilà notre vie. Il faudrait décaper la couche de crasse bêtise qui recouvre nos membres, mais nous devons avoir peur de nous effondrer, c’est elle qui nous maintient debout ou en sauve du moins l’apparence. Porté par tout cela, un peu, sans doute, je commence la lecture Orages d’acier d’Ernst Jünger, dont une certaine prévention m’avait gardé, et je note cette phrase qui, pour l’instant, me semble assez bien résumer toute l’atmosphère de l’ouvrage : « Parmi ces grandes images sanglantes, il régnait une gaieté sauvage, inconnue. » L’idée de progrès s’est construite comme une solution au problème du mal, ou plutôt dans la constitution du mal comme problème, c’est-à-dire comme étant en attente d’une solution que le progrès devait apporter. Mais il en va sans doute tout autrement : le mal n’étant pas un problème mais une donnée (la destruction, la mort exercent toujours une fascination aussi grande, un attrait aussi puissant, qui les rendent désirables entre tout), il n’est pas possible de le résoudre, de nous en débarrasser une bonne fois pour toutes, encore que nous le voulions, nous sommes contraints de vivre avec, et cela revient, en un sens, à renoncer à la vie : nous serons toujours obsédés par la nécessité de donner la mort, de tuer. Nos enfants seront toujours pour la mort. Et non seulement est-ce profondément désespérant, mais c’est encore une sorte d’énigme (puisque, après tout, il en faut bien une) contre laquelle nous nous heurtons avec la plus grande des violences, mais parfaitement en vain. Il suffirait pourtant de ne rien faire, puisque c’est au fond notre paradoxe : se retenir n’exige rien de nous que de ne pas, mais nous en sommes incapables. Nous faisons.

261125

Les panneaux publicitaires que la bourgeoisie éditoriale s’offre pour célébrer les prix qu’elle se remet à elle-même dissimulent mal l’économie de subsistance et de captation sur laquelle cette mascarade repose. Les dents sont blanches sur la photo, c’est vrai, mais tout cela ne dégage-t-il pas une affreuse odeur de moisi ? Si la bourgeoisie éditoriale parvient à se maintenir en place, c’est au prix d’un affaissement du terrain où les rares buissons qu’elle laisse pousser ne semblent de grands arbres que par comparaison : ce sont de fiers totems, en effet, car il se dressent sur un tas de fumier. Pour ma part, quand je songe à l’intelligence artificielle, je rêve moins aux auteurs (ces gens-là, malgré qu’ils en aient, le sont déjà, artificiels) qu’aux lecteurs : bouclant de la sorte la boucle du marché sur elle-même (le producteur et le consommateur seront produits par la même machine du même groupe industriel), ou plutôt concrétisant enfin la clôture du marché sur lui-même, on se débarrasserait une bonne fois pour toutes de ces recettes éculées et dont les ficelles sont plus grosses encore que celles des intrigues qui tissent d’ennui les sous-produits romanesques dont on affecte de se féliciter. Qui se chausserait de lunettes grossissantes s’imaginerait peut-être apercevoir là quelque image microscopique du jeu plus vaste où l’on parie sur le destin du monde, mais ces jumelles, c’est résolument vers le passé qu’il les lui faudrait tourner pour espérer y voir quelque chose. Le temps a passé, mais l’on fait semblant que rien n’a changé, c’est le “fait maison” de la culture française : tout est livré sous vide et sent le réchauffé, mais qu’importe ? — plus personne n’a de goût. On passe devant ces trophées de la médiocrité avec un sentiment de honte. C’est absurde, évidemment, comme si quelqu’un nous avait jamais demandé d’avoir des idées, mais cela aussi, probablement, est un réflexe d’antan, quand on s’imaginait que l’existence ne se résumerait pas toujours à consommer ces ersatz vulgaires et qui nous gâtent les pensers. Les fleurs ont l’odeur de la terre où on les fait pousser. Dans le ciel de cette grisaille immonde (souvenirs du temps où j’assistais aux intrigues et maladroites manigances), les oranges de Sicile sont des astres miniatures, adorables éclaircies, délices aux effluves anciens. Un jour, me dis-je parfois, je devrais enquêter pour savoir d’où me vient cette passion pour les agrumes qui date de ma plus tendre enfance, mais j’hésite : cela ne me gâterait-il pas le goût ? Et puis, ne fait-on pas déjà bien trop d’ego-histoire ? Comme si le petit moi était devenu le seul horizon où homo occidentalis se sente à son aise. Alors que je rêve de cosmogonies aux parfums de Méditerranée et d’îles jusqu’où je n’ai jamais vogué.

251125

Watt, avec la vapeur, je ne sais pas, mais si Pascal avait su, en concevant sa machine à calculer, que quelque quatre siècles plus tard une part toujours plus considérable de l’expérience humaine consisterait à faire semblant de parler avec des machines qui seraient les descendantes de la sienne, et que, de ce fait, bien que non à lui seul, l’expérience humaine serait toujours plus décevante et sujette à déréliction, je pense qu’il aurait renoncé à son projet. Et mieux eût valu, sans l’ombre d’un doute — même si, probablement, quelqu’un aurait fini par passer à l’acte à sa place : contrairement aux bons livres, les mauvaises idées ont rarement un seul auteur —, tant cette mauvaise farce de prétendre parler et singer la pensée alors que le but est toujours le même (gagner plus d’argent et ce, quel que soit le prix que l’humanité doit payer) apparaît dégradante. L’avenir que cette gamme de nouvelles expériences dessine ne nous laisse que peu d’espoir : des robots conversationnels et des animaux de compagnie, voilà à quoi se résumera bientôt tout l’empire de l’Occident. Qui ne se demande pas dès lors après quoi toutes ces braves gens s’élancent d’un pas pressé, pourquoi les gyrophares tournent bleu même de jour, pourquoi les sirènes hurlent même la nuit, pourquoi l’on voudrait sacrifier des enfants que, de toute façon, les femmes se font un devoir de ne plus désirer et les hommes de ne plus leur faire ? Pour défendre une patrie de machines et d’estomacs sur pattes, mais à quoi bon ? On essaie encore de se rassurer comme on peut : En vérité, dit-on, l’intelligence artificielle ne pense pas. Mais on le pressent toutefois : quand l’utérus artificiel aura pondu son premier fœtus, le doute ne sera plus permis. La vraie nature de l’existence sera enfin révélée : nous sommes des choses comme les autres, on peut nous produire comme tout le reste, nous n’avons aucune espèce de singularité, notre espèce est un bien de consommation courante comme un autre, comme tout ce qui est venu au monde sur cette belle planète. Alors, enfin, on pourra envoyer se sacrifier au front de guerre les enfants de personne, vrais fils de la Nation. Le progrès ne sert-il pas avant tout à cela : que le massacre ne prenne jamais fin et que toujours plus de sang puisse couler qui abreuve la terre de nos misères ? Le prix de l’humanité, il se trouvera toujours quelqu’un pour le monnayer, jusqu’au dernier.

241125

« Et si nous nous remariions ». Je me souviens que c’est ce que j’ai écrit à Nelly, cette nuit, dans mon rêve. Mais je ne sais pas si c’était dans le même rêve que je faisais la queue dans une sorte de restaurant universitaire, attendant parmi une foule trop nombreuse à mon goût d’être servi et me plaignant in petto de la lenteur du service (de facto, je voyais les plats mais personne ne semblait décidé à servir la foule qui attendait), non sans profiter toutefois de cette lenteur pour choisir mon déjeuner — un steak, de la purée et des figues en dessert, même si quelque chose me semblait étrange : des assiettes contenaient déjà et le steak et la purée tandis que d’autres contenaient seulement le steak et d’autre encore seulement la purée, version en deux services du plat pour laquelle j’optais en mon for intérieur — et chercher Nelly du regard à qui je venais d’envoyer mon message, Nelly qui, elle aussi, devait attendre dans la foule et ne parvenait pas à me rejoindre. Mais je ne sais pas non plus si cette poignée noire que je devais serrer de toutes mes forces avait un quelconque rapport avec ce que je viens de décrire sommairement, si elle faisait partie d’un autre rêve, ni pourquoi il me semblait impératif dans mon rêve que je la serrasse, même si, au réveil, à un moment donné, quand j’étais encore à demi endormi dans la chaleur douce de ma couette, il m’a semblé que ce geste de serrer la poignée noire de toutes mes forces avait eu un sens et appartenait à un rêve dont je me souvenais alors mais que j’ai oublié ensuite et ne suis pas parvenu à retrouver. Au lieu de m’en souvenir, j’ai passé la journée à m’énerver de plus en plus et de plus en plus fort jusqu’à pousser un cri avant d’aller préparer le repas du soir, excédé que je me suis senti par la violence du monde urbain, du monde tout court, en réalité, sa bêtise, et la lenteur que, sous les promesses de progrès continu, le monde ne cesse de nous opposer, l’étroitesse d’un monde qui était censé s’ouvrir grand et entier, mais qui n’est qu’un vaste supermarché de la laideur et de la médiocrité. En fait de croissance (celle que, tous les dix ou quinze ans, désormais, on nous promet grâce aux progrès de la technique, progrès qui sont réels, mais mauvais, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, en vérité, il y a bien longtemps que le progrès ne produit plus que des nuisances et l’augmentation constante de l’espérance de vie ne produit pas plus d’espoir, non, mais plus de démence, même si tout cela, je crois que je l’ai déjà dit, je le redis ici), il n’y a guère que la bêtise qui croît, effet de causes multiples dont le bruit assourdissant qu’il semble que les êtres humains doivent produire pour exister n’est pas la moindre. J’ai eu envie de casser quelque chose, n’importe quoi, peut-être moi, mais je n’ai rien cassé du tout. Je me suis contenté de frapper des choses dures contre des choses molles pour équilibrer ma violence, essayer de me défouler sans rien abîmer, et je crois que j’y suis parvenu, à ne rien abîmer, bien que non pas à me défouler, à me vider de ma violence, non, elle est toujours là, je la sens, mais comment faire pour qu’elle s’en aille, mais comment faire pour qu’elle s’en aille et ne revienne pas, ne revienne jamais ? 

231125

J’ai froid. Cette nuit, encore, quand j’ai vu la neige tomber avant d’aller me coucher, le froid avait quelque chose d’exotique, à l’ère du réchauffement climatique, mais à présent qu’il pleut, tout simplement, rien de tel, non, plus, rien qu’un gris qui semble vouloir avaler tout le réel. Alors la tour, certes, quand je vois sa tête disparaître dans les nuages de brume, m’amuse de ces allures fantastiques, mais sinon, que dire de ce climat, et qu’en penser ? Atmosphère : disparition de la lumière, faut-il avouer, en vérité, mais non du bruit ni même des gens. Or, n’est-ce pas l’absence de ces disparitions dernières qui fait le temps mauvais ? Aujourd’hui encore, je me suis retenu de rire — de ricaner bêtement, plutôt, je le dis pour être tout à fait honnête, puisque c’est l’un des principes élémentaires de ce journal, être sincère, honnête, ne pas mentir, à défaut de dire la vérité (on ne la connaît pas toujours et, quand on le croit, il se peut qu’on se trompe, non par notre faute, mais par celle de la connaissance, à supposer certes que la vérité existe) —, et je ne sais pas si cette abstinence m’aura fait quelque bien, si je me suis rendu meilleur de ne me moquer pas du monde. Ne suis-je pas fatigué ? Et alors, quel est le rapport ? Je ne sais pas. Je ne sais même pas si j’en cherche un. Tout ce que je sais, c’est que j’ai froid. Je suis assis en tailleur sur le fauteuil beige, enveloppé d’une couverture, et je n’ai pas de force, non plus d’envie, j’attends. Tel mon ours patronymique, je voudrais hiberner. M’enfouir à défaut sous l’épaisse couette du répit, et passer là le temps qu’il faudra, indisponible, retiré du marché des êtres, pour en émerger, plus tard, je l’espère, régénéré. Mais n’est-ce pas utopique — le « lit de paix et d’oubli » comme lieu introuvable —, ne sommes-nous pas toujours requis ? Quand même on réduit la vie sociale à sa manifestation la plus étique, il y a toujours quelque chose, quelqu’un, et il faut être là. Pénible requête de notre humanité, qui pèse si fort de sa lourdeur ontologique sur notre existence, que cette dernière, on oublie même de l’appeler vie. Vit-on ? À dire le vrai, à peine. Et, en effet, dire le vrai, là voilà, notre peine : j’y peine, j’y suis condamné.

221125

À intervalles irréguliers, les sirènes d’urgence de la modernité viennent interrompre le silence. Et mon sommeil. Il n’est pas encore huit heures du matin, ce samedi de novembre, quand elles me réveillent. La première phrase que j’ai écrite (« À intervalles réguliers, etc. ») me semble étrange, mais elle ne l’est pas : on a tendance à penser que le silence est un manque, une absence de bruits, or, ce n’est pas cela, ce n’est pas quelque chose à proprement parler (au sens où cette table sur laquelle est posée mon ordinateur est une chose), c’est une atmosphère, mais qui a une réalité, néanmoins, que l’on peut entendre, circonscrire, délimiter (Tiens, c’est calme, ce matin, mais pourquoi tout ce vacarme, soudain, pourquoi cette sirène fait-elle tant de bruit alors qu’il n’y a personne dans les rues à cause du froid ?). Il n’y a personne dans les rues, à cause du froid, sans doute, cela, je n’ai pas eu besoin de tirer les rideaux dans le sens de la lumière pour le voir, je sais qu’il n’y a presque personne sur le boulevard, quelques rares véhicules sont garés dans la voie réservée au bus et aux vélos pour livrer les établissements qui servent de la nourriture pour touristes, touristes qui ne sont pas là parce qu’il est encore tôt et qu’il fait froid. Si le titre n’avait pas été privatisé par le Commandant Cousteau, j’eusse aimé écrire un livre ou quelque chose du genre qui se serait intitulé, le Monde du silence, car le silence, si ce n’est pas une chose, ni un objet, ce n’est pas rien non plus, ce n’est pas du rien du tout, c’est tout un monde, oui, en effet, mais peut-être vaut-il mieux que le titre ait été privatisé, car ce n’est pas un bon titre, non, me dis-je après que j’y ai réfléchi quelques instants. Quoi qu’il en soit, j’essaie de ne pas détester le monde. Ou plutôt, je me dis : Vais-je me plaindre ou ne vais-je pas me plaindre ? Finalement, je crois que je décide de ne pas me plaindre. Hier, dans une sorte de perspective adornorkheimerienne, je me suis dit que c’était si facile de détruire, trop facile de détruire, et qu’il faudrait que je n’y cède plus, ou moins du moins, je ne me souviens pas de l’expression exacte que j’ai employée, mais c’est bien l’idée que je me suis formulée. Et ce matin, quand j’ai lu ces phrases — enfin, une en particulier —, ces phrases que j’ai trouvées tellement niaises, tellement clichées, j’ai eu envie de les copier et de m’en moquer, ouvertement, dans un grand ricanement, mais je me suis abstenu, je me suis dit que non, il ne faut pas, et ce n’était pas une affaire morale (Ce n’est pas bien de se moquer des gens.) ni une histoire de point de vue (Après tout, est-ce que toi aussi tu n’es pas un cliché ambulant ?), mais une question d’orientation de mon énergie vitale, oui, je crois que je puis le dire de la sorte, et tant pis si le dire ainsi rend un son un peu bizarre, un peu excessif, un peu mystique, c’est comme cela que j’ai envie de le dire, c’est comme cela qu’il me semble bon de le dire, donc c’est comme cela que je le dis, c’est une question d’orientation de mon énergie vitale : dans quoi est-ce que j’investis ma vie ? Et il m’a semblé qu’il ne fallait pas l’investir, ou ne pas trop l’investir, en tout cas, dans la destruction, la critique, il y a suffisamment de bruits, déjà, trop de bruits qui détruisent le silence, point n’est besoin d’en rajouter. Et cette abstention, ou cette abstinence, je ne sais pas quel mot choisir, peut-être ne faut-il pas choisir mais insister sur les deux également, il m’a semblé que c’était la bonne attitude à adopter face à la vie, l’interruption, en quelque sorte, à l’inverse de la première phrase, désirable, positive, belle.