Milorad Pavić, Le dictionnaire Khazar

Car je suis le diable, je m’appelle rêve.

Celui qui, à la manière d’un palefrenier turinois, a beaucoup souffert le sait : la maladie sauve toujours la vie. Qu’il périsse, et tous ses problèmes se trouvent dissous. Qu’il guérisse, au contraire, et ils sont résolus. Manière quelque peu paradoxale de dire, sans doute, qu’il faut s’être remis de certains maux après en avoir été affligé pour comprendre à quel point ils nous sont nocifs. Celui qui ne souffre pas, en effet, ne sait même pas qu’il est malade, et il continue de vivre comme si de rien n’était. C’est faux, évidemment, mais quand même on le lui dirait, il n’en croirait rien. Jamais.
Le style est une maladie d’un genre particulier. Parfaitement littéraire, elle frappe un nombre considérable de prosateurs, tous ceux qui n’en ont qu’un, le chérissent comme un trésor sacré et, au lieu de changer de façon, ne serait-ce que pour des questions d’hygiène, en accablent leurs lecteurs, impuissantes victimes de la monodie qu’ils ânonnent imperturbablement. Découvrir les causes de cette pathologie exigerait un travail laborieux, mais, en première approximation, on peut toutefois avancer sans craindre de trop errer l’hypothèse suivante : que cette maladie serait le fruit d’une lecture hâtive de Proust, lequel, un jour qu’il se trouvait dans son lit, se serait mis en tête d’écrire un grand livre, long comme un jour sans pain, en quête d’une révélation qu’il avait déjà eue.
Pour survivre à la maladie, néanmoins, il ne servira à rien de se frapper la poitrine, s’accablant de reproches, s’accusant d’avoir perdu son temps à déchiffrer les vagissements, les répétitions, les logorrhées interminables de telle fleur extrême-orientale, de cet Irlandais réputé intransigeant ni, plus proche de nous, d’un certain zonard barcelonais d’expression française, non. Il faudra plutôt se laisser aller, guidé par le hasard des éditions ou des rééditions ; sans reddition, découvrir des univers improbables, des continents insoupçonnés, des mondes dont le possible n’emporte pas l’existence, des peuples qui n’en sont pas, ou du moins pas tels qu’on raconte leur histoire des siècles après qu’ils ont cessé d’exister.
Une fois passée cette introduction bavarde, je veux dire qu’on serait bien en peine de déterminer si le Dictionnaire khazar de l’écrivain serbe Milorad Pavić (1929-2009) est ou bien une parodie de roman d’aventure, une récriture ironique des Mille et une nuits, une somme d’érudition fictive destinée à divertir, un essai merveilleux pour défendre une vision du monde décalée, en phase cependant avec univers plus riche, une tentative d’échapper à la tautologie d’une écriture convaincue de sa propre importance, qui avance sans douter d’elle-même, sûre qu’elle tirera du néant les mots qui sauvent, quand même la vérité serait ineffable, évidemment, ou bien un plaidoyer pour l’onirisme, une apologie de la multiplication des points de vue. Et puis quoi d’autre encore ?
Je ne sais pas. Je crois que c’est tout cela à la fois, et bien plus, forcément. Pas un style unique, mais une myriade d’écritures qui pullulent, s’appellent les unes les autres, s’interrogent, se contredisent, se posent des questions et y répondent, se posent des questions et n’y répondent pas. Un livre ouvert de tous les côtés, comme le voulait son auteur, dans lequel on peut pénétrer par tous les trous que sont les entrées de ce dictionnaire de l’imagination, auquel on peut ainsi faire raconter plus d’une histoire, selon le parcours que l’on choisit de suivre : par ici, par là, du début à la fin, au fur et à mesure des renvois intra-textuels, trois par trois, et caetera.
Comme le déclare Nikon Sévast, le diable iconodoule des Balkans, dans l’entrée du Dictionnaire qui lui est consacrée :

Je ne fais que feuilleter un dictionnaire de couleurs, et c’est le spectateur qui crée, à partir de ce dictionnaire, des phrases et des livres, c’est-à-dire des images. Toi aussi tu pourrais procéder de la même manière en écrivant. Ne pourrait-on pas présenter au lecteur un dictionnaire dont les mots constitueraient un livre, en lui laissant le soin de composer à partir de ces mots un tout ?

Déclaration qui fait écho à la volonté que Pavić exprimait dans la préface de son ouvrage de rendre la littérature « réversible », c’est-à-dire de rompre avec sa linéarité pour qu’elle se présente à la manière d’une sculpture, par exemple, sous plusieurs points de vue en fonction de l’observation à laquelle se livre le lecteur et ce, afin que ce dernier puisse inventer une version de l’œuvre en fonction de la position, de l’orientation qui est la sienne.
Il y a ainsi une manière d’inachèvement dans le Dictionnaire khazar, inachèvement qui n’en est pas cependant l’inaccomplissement, non plus que l’absence de fin. Au contraire, c’est l’accomplissement même du roman que d’être inachevé, de devoir toujours être complété par le lecteur qui en rassemble les parties pour en faire un tout particulier. On rétorquera que c’est peu ou prou ce qui se passe dans toute lecture, l’acte de lecture achevant le livre lu. Et ce sera une mauvaise objection. Encore faut-il, en effet, que l’œuvre s’y prête, qu’elle ne se présente pas comme une unité déjà accomplie qu’il faut prendre ou laisser, aimer ou ne pas aimer, lire ou ne pas lire jusqu’au bout. Encore faut-il que l’œuvre prenne le risque d’échapper à la tautologie, à la simple confirmation des présupposés qui en ont commandé l’écriture. Encore faut-il qu’elle s’éclate en morceaux distincts les uns des autres pour appeler d’elle-même une pluralité d’interprétations, de lectures, de versions d’elle-même. Que dis-je une pluralité ? En toute logique, une infinité ; ou du moins, autant de versions qu’il y a de lectures (un lecteur pouvant donner lieu à plusieurs lectures et plusieurs lecteurs à une seule et même lecture).
Récit de l’histoire d’un livre disparu qui relatait la geste d’un peuple qui n’est plus, le Dictionnaire khazar est une tentative de restitution fictive de la naissance et de la décadence d’une nation, célèbre notamment pour ses chasseurs de rêve. C’est d’ailleurs le rêve qui est le prétexte à l’ouvrage puisque le dernier khagan khazar (c’est-à-dire : le souverain des Khazars) promit de faire sienne celle des trois religions monothéistes qui expliquerait le mieux l’un de ses rêves. Et le livre de Pavić lui-même de raconter trois fois la même histoire en trois livres : chrétien, musulman et juif. Trois fois la même histoire, c’est-à-dire jamais la même histoire, mais toujours une image différente de ce peuple hanté par ses rêves et dont les chasseurs se tenaient à l’affût entre la réalité et la fiction, le sommeil et la veille, pour vivre les rêves d’autrui.

Biographies, récits enchâssés dans des récits, citations intraduisibles, explications philologiques, digressions philosophiques, excursus mystiques, poèmes, anecdotes et grands récits, brouillages des langues et des registres, ce Dictionnaire khazar fonctionne comme une anthropologie imaginaire productrice de sens, qui multiplie les couches de signification pour élaborer une construction vertigineuse. Et, c’est peu dire que c’est un plaisir (immense et rare) que de sinuer, de se laisser guider au risque de se perdre dans l’architecture complexe de ce livre multiple qui s’invente au fur et à mesure de sa lecture.

Milorad Pavić, Le dictionnaire khazar, traduit par Maria Berjanovska, Paris, Le nouvel Attila, 2015.