Top 5 + 5 : 2016

Je déteste ça, les classements. L’ordre qu’on tente de mettre après coup dans le passé pour se convaincre qu’il a bien eu lieu, qu’on n’a pas trop vieilli depuis, et surtout, qu’on en a quand même été un peu la cause ; que, quand même il se serait déroulé sans prendre la peine de nous consulter, après qu’il a eu lieu, on peut néanmoins faire remarquer qu’à présent on sait, on maîtrise, on organise. On agit. Classer les choses pour les fixer une bonne fois pour toutes, façon de faire par laquelle elles deviennent inoffensives, rangées comme de vulgaires chaussettes dans un tiroir, au nom de la haine du dépareillement. Classer des livres sert peut-être à se consoler de n’en avoir jamais écrit, mais il faut bien admettre qu’après avoir réchappé aux prix littéraires qui pourrissent en automne, il est cruel de devoir affronter, aux alentours de la fin de l’année, un regard rétrospectif sur ceux qui sont supposés avoir marqué la période qui vient de s’écouler. On préférerait lire quelque chose d’intéressant, pour une fois, pour changer, mais non, on préfère classer. Classons, classons, proclame-t-on, à la fin, il ne restera plus grand-chose, sinon le plaisir d’un monde bien ordonné, mais dont on ne sait que penser.
Je déteste ça, les classements. Parce qu’on peut tout classer, et n’importe quoi, surtout.
Top 5 des plus grands dictateurs du XXe siècle :

  1. Pol Pot
  2. Staline
  3. Pinochet
  4. Hitler
  5. De Gaulle

— Non, mais Hitler a fait beaucoup plus de morts que Pol Pot et Pinochet réunis. Et puis, quand même, Staline, Jérôme… Pense à ton grand-père Étienne !
— Eh bien quoi, mon grand-père ? Je croyais qu’il avait été exclu du Parti pour les 70 ans de Staline.
— Tu ne respectes rien.
Voilà, on peut toujours faire n’importe quoi, et c’est l’une des caractéristiques de l’espèce humaine que de ne jamais s’en priver.
Classer les livres qui ont compté, les considérer les uns à la suite des autres, comme des saucisses qui pendouillent dans une charcuterie, comme si cela n’avait pas été assez difficile de parvenir à ne pas les lire.
Alors pour faire comme tout le monde, j’ai procédé à un classement des livres que je n’ai pas lus, cette année. Des livres comme El espíritu de la ciencia-ficción de Roberto Bolaño, parce que je n’en ai pas encore eu le temps, ce qui me fait penser d’ailleurs que 2016 aura décidemment été l’année des veuves d’écrivains latino-américains. Celle de María Kodama, la veuve de Borges, et celle de Carolina López, qui a cédé les droits de l’œuvre de Bolaño à Alfaguara, ce que d’aucuns lui reprochent, évidemment ; mais il faut dire que Bolaño, désormais, ça rapporte. Je lirai donc L’esprit de la science-fiction en 2017, ou à un moment ou un autre entre maintenant et l’année prochaine, pendant les vacances. On verra. Je n’ai pas lu non plus le livre d’Emmanuel Régniez, Notre château (Le Tripode). Je me souviens que je lui avais tourné autour dans une librairie près de chez moi, hésitant, ruminant les premières phrases que, depuis lors, j’ai oubliées, le reposant avant de revenir quelques jours plus tard pour m’apercevoir qu’il n’était plus en rayon. La même mésaventure a bien failli m’arriver avec le livre de Romain Verger, mais finalement, non. Idem pour le livre d’Alessandro de Roma, Tout l’amour est dans les arbres (Gallimard) et que je voulais lire parce que je ne savais pas si j’avais aimé ou non cet autre livre de lui que j’ai lu, Vie et mort de Ludovico Lauter, qui m’avait semblé à la fois conventionnel, tout à fait surprenant et original, bizarre et décevant. Je m’étais dit en le voyant chez Gibert, qu’il faudrait que je le lise pour me faire une opinion mieux informée sur l’auteur, mais comme il n’était pas en occasion, je ne l’ai pas acheté. Et voilà ce qui arrive aux livres quand le lecteur hésite : ils ne sont pas lus. Ainsi, n’ai-je pas lu Tout l’amour est dans les arbres, pas plus que je n’ai lu la biographie que Olivier Salon a consacrée à François Le Lionnais, Le disparate François Le Lionnais (Le nouvel Attila), et qui m’intrigue tout particulièrement parce que je ne sais rien de François Le Lionnais, si ce n’est qu’il a fondé l’Oulipo avec Raymond Queneau, mais qu’il est bien moins célèbre que son collègue. Enfin, je n’ai pas lu les trois livres de Jean-Pierre Cometti qui ont paru en 2016 : Conserver / Restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation technique (Gallimard), La démocratie radicale. Lire John Dewey (Gallimard), ni même La nouvelle aura. Économies de l’art et de la culture (Questions Théoriques). Pourtant, ce dernier livre, Anne-Laure Blusseau avait eu la gentillesse de me l’envoyer. Mais cela ne m’était plus possible de lire ses livres. J’aurais préféré continuer de lui écrire, continuer de lui parler. Mais cela, non plus, ce n’était plus possible.
Ces livres, j’aurais aimé les lire. Mais il y a aussi ceux que je n’avais pas envie de lire et que, cohérent avec moi-même, pour une fois, je tiens à le souligner, je n’ai pas lus. Ainsi, n’ai-je pas lu le livre d’Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes, parce que cette littérature du réel m’ennuie. Elle est triste. Elle nous parle de nous, toujours de nous. Et nous, évidemment, nous sommes contents, nous applaudissons des deux mains, parce que nous croyons que c’est ce dont nous avons besoin, qu’on nous parle de nous. Alors que moi, j’ai besoin qu’on me parle d’autre chose. Moi, il me suffit de vivre avec. Je n’ai pas lu, non plus, le dernier livre de Jean d’Ormesson, Guide des égarés. J’y pense parce qu’au Monoprix où nous allons faire nos courses, le samedi, Nelly et moi, je l’avais aperçu en vente sur une table, non loin du livre de Jablonka, et je me souviens que j’avais dit à Nelly, après m’en être approché pour le tâter un peu, un peu comme on tâte une vieille vache, on dirait qu’ils rapetissent, les livres de d’Ormesson. Et Nelly m’avait répondu : Tu veux dire qu’ils rabougrissent. Ce doit être l’âge ! Ce qui n’est pas charitable. Non, vraiment pas. Mais Nelly n’y est pour rien. C’est moi qui ai dit tout cela. Et j’invente à présent ce dialogue pour me pardonner d’avoir aussi mauvais esprit. Quel mauvais Français je fais. Mais il n’y a pas que les Français sur lesquels j’aime à exercer mon mauvais esprit. Il y a aussi les Américaines, surtout celles qui aiment Paris. Et c’est donc dans cet ordre d’idées que je n’ai pas lu le dernier livre de Patti Smith. Parce que je m’en fous pas mal de Patti Smith. Ces chansons m’ennuient déjà à mourir, je ne vois vraiment pas pourquoi je perdrais en plus mon temps à lire les petites notes qu’elle prend dans ses petits carnets. Et puis, elle a déjà suffisamment d’admirateurs, tous les décérébrés qui s’extasient devant le prix Nobel de Bob Dylan. C’est formidable, ce décloisonnement des genres, disent-ils. Évidemment que c’est formidable, qui oserait remettre en question les choix de l’époque ? Pas moi. Non, moi, ça m’ennuie, mais c’est tout. Je ne critique pas, je laisse ça à d’autres, que ça excite, auxquels ça donne l’impression de vivre encore, d’être jeunes encore ; moi ? je bâille, c’est tout. Quoique j’aime bien Bob Dylan, les premiers albums, surtout, quand il chantait tout seul avec sa guitare et son harmonica, The times they are a changin’. Manifestement, depuis 1964, les temps n’ont pas trop changé quand même. Je n’ai pas lu non plus le livre de Sylvain Besson ou Tesson, je ne sais plus, comment il s’appelle déjà ? et je ne sais même plus lequel, il en publie tellement, c’est incroyable. Quand je vais chez Gibert, en entrant, il y a toujours la théorie de ses livres en facing, et à chaque fois, je suis époustouflé par la quantité de livres qu’il peut bien écrire. Et en voyageant, en plus. C’est fort ! La dernière fois, j’ai vu qu’il avait écrit un livre qui s’appelle l’Éternel retour, titre d’une originalité fulgurante, à propos duquel je me suis toutefois demandé : Mais pourquoi personne n’a jamais écrit l’Éternel départ ? Malheureusement, je n’ai pas la réponse à cette question. Pas plus que je n’ai la réponse à la question suivante : Pourquoi n’ai-je pas lu le dernier prix Goncourt ? Mais il faut dire que ce n’est pas la première fois.