5.2.17

5.2.17

Évidemment non. Le mot « journal » ne convient pas, ce n’est en fait qu’un faute de mieux, et en guise de mieux, il conviendrait de parler de carnets d’idées ou d’album des possibles. Je n’ai guère l’intention, en effet, de dresser le tableau secret d’un milieu, genre de choses que l’on s’attend généralement à trouver dans les journaux d’écrivains, tout d’abord parce que je n’appartiens à aucun milieu et qu’il me serait par conséquent difficile d’en faire l’histoire naturelle. Et puis surtout, cela n’aura jamais qu’un intérêt documentaire, motivé par la passion voyeuriste et nécrophile — puisque ce genre de journaux paraissent en général après la mort de leur auteur — du lecteur qui se délecte de ragots, d’anecdotes et d’autres gourmandises perverses et lubriques.
Est-il besoin de dire que mon modèle est plus viennois que parisien ? Moins le journal de Gide que les journaux de Musil, ou encore les carnets intimes de Wittgenstein : moins le récit quotidien d’une homme dans son siècle, qui raconte comment il fait carrière en fréquentant des gens célèbres, que l’autobiographie d’une pensée, au risque même de la confession, de la confrontation intransigeante avec soi-même, des accusations dont s’accable Wittgenstein quand il s’isole dans son fjord, où la logique et les péchés, comme il le confia un jour à Russell, ne font plus qu’un.
Car celui qui pense n’a pas moins d’intimité que celui qui entremet ; leurs intimités n’ont simplement pas la même qualité. C’est ce qui m’avait fasciné en lisant les journaux de Musil : qu’ils ne forment pas à proprement parler un journal (on n’y apprend pas grand-chose des histoires de fesses de Robert), mais bien plutôt l’écriture de la longue maturation d’une pensée, d’une façon de penser. On y trouve des pages entières d’équations, par exemple. Pas vraiment littéraire, dira-t-on. En effet, non. Mais, précisément : quel vent de fraîcheur dans les milieux phtisiques de la littérature, quel air pur qui secoue enfin les draps encore tièdes et souillés de la nuit passée. Il est malheureux que la littérature (du moins, la littérature « grand public », comme les éditeurs l’appellent, c’est-à-dire : la littérature dont les journalistes parlent et qui occupe les premières places des classements des ventes) n’ait eu de cesse de s’orienter vers cette littérature toujours plus intime de la petite vie, de l’esprit de l’époque, de l’entre-soi, au lieu de prendre l’air pour imaginer comment elle pourrait être autrement, différemment, loin de Paris. On me citera des exceptions ; c’est donc qu’il y a une règle.

Évidemment non. Il n’y a pas de raisons non plus de s’interdire de parler de quoi que ce soit, a priori, à cause des modèles dont je viens de parler. Je n’ai jamais eu l’intention d’imiter qui que ce soit, aussi puis-je dire que, ce matin, au petit-déjeuner, nous avons écouté Charlie Parker, un disque qui commence par Swingmatism. J’ai regardé Daphné fascinée par la musique et j’ai trouvé que c’était une bonne façon de commencer un dimanche. Ensuite, je me suis dit que le jazz de cette époque était beaucoup plus ludique qu’aujourd’hui. Est-ce un mouvement général ? Le triomphe de l’esprit de sérieux, l’absence d’humour, d’ironie, pour pallier l’absence manifeste de profondeur ? Donner le change, en somme, faire comme si tout ce qui nous arrivait était d’une importance capitale alors qu’il pourrait tout aussi bien se passer autre chose, qu’il devrait se passer autre chose, en fait. Mais non, nous sommes tellement paresseux sous l’apparence de notre activité (de notre business) que nous nous contentons de ce qui nous arrive. Nous nous en contentons, oui, c’est bien l’expression qui convient : nous sommes contents de nous-mêmes — jusqu’à l’étouffement.