Le paradoxe de l’histoire des grands hommes (l’histoire avec un grand H, comme on dit sans rire, aussi bien que l’histoire de l’art, de la littérature, de la musique, etc.) est qu’elle est racontée par des faibles, des petits qui n’ont ni l’envergure ni le désir d’être grands et tirent leur ersatz de grandeur de l’admiration rétrospective et onaniste (en ce sens, ils fantasment à fond) des grandes figures qui, affirment-ils, ont fait l’histoire. De nos jours, un tel fantasme s’accompagne de lamentations : notre époque ne permet pas à des grands hommes comme Napoléon ou De Gaulle d’exister. Alors même que la fin de cette conception messianique de l’histoire est un progrès parce qu’il n’est pas bon de désirer l’annihilation de ta volonté, de ton désir, la dissolution de ta volonté et de ton désir dans ceux d’un autre que toi, d’un autre plus grand que toi, plus puissant que toi. En étendant le linge, je pensais aux éventuelles causes qui pouvaient conduire des individus qui, sous d’autres rapports, semblent tout à fait rationnels et raisonnables à désirer des événements à ce point contraire à la raison — causes pas très charitables — quand je me suis dit que nous ne cessions de fantasmer un retour en arrière, en retour avant les lumières, c’est-à-dire avant qu’on ne comprenne qu’il était irrationnel de sacrifier son autonomie sur l’autel de l’histoire, qu’un individu ne pourrait pas te sauver, qu’il n’y avait pas à te sauver, simplement à te servir des outils que nous avons forgés au cours de l’évolution et à en forger d’autres pour évoluer encore. Évidemment, en me disant cela, j’avais bien conscience du ridicule de la situation : un homme qui disserte sur l’histoire et la grandeur des grands hommes en étendant le linge par temps de canicule n’est peut-être pas le mieux placé pour parvenir aux bonnes conclusions. Mais pourquoi ? Parce que les tâches ménagères font de moi une femme ? Sauf que ça aurait sans doute fait du bien à Napoleone Buonaparte d’être un peu moins l’arrogant petit mâle corse qu’il était et, surtout, parce que ce genre d’activités permettent de rompre avec la posture du penseur, la posture de la grandeur et ou de la profondeur. Les postures impliquent des idées, toujours les mêmes postures toujours les mêmes idées, des gestes sans originalité et des conceptions toutes faites, des images toutes prêtes, des peaux déjà tannées dans lesquelles tu n’as plus qu’à te glisser ensuite. Et du coup, comme tu te comportes toujours de la même façon, tu penses toujours de la même façon, tu radotes, en fin de compte. L’autre jour, c’était lundi, je crois, c’était déjà la canicule, c’était le matin, et il faisait déjà très chaud à Paris. Ce matin-là de canicule, j’ai croisé un éditorialiste célèbre qui sortait d’une supérette avec un pack de six bouteilles d’eau à la main. Ce qui m’a le plus frappé dans cette scène, ce n’est pas tant qu’il s’achète un pack d’eau que le fait qu’il soit toujours habillé de la même façon : un costume de couleur sombre, une chemise blanche, une cravate et une écharpe rouge autour du cou. Quelle espèce de grand malade porte une écharpe en pleine canicule ? me suis-je demandé. Eh bien, quelqu’un qui dit aux autres quoi penser, évidemment. Et qui s’est enfermé dans son personnage, qui en est totalement prisonnier, qui est si faible qu’il ne peut pas changer de costume parce que les pouvoirs qu’il s’imagine posséder sont liés à cet accoutrement. En maillot de bain et en tongs, il le sait, non seulement les gens ne lui accorderaient aucun crédit, mais surtout il n’aurait plus rien à dire, il serait obligé de chercher de quelque chose à dire, de changer de discours, de réfléchir avant de parler. Nous disposons d’outils surpuissants (l’imagination) et d’archives extraordinaires (toute l’histoire de la littérature), mais nous nous évertuons à singer des attitudes obsolètes pour résoudre nos problèmes. Après quoi, nous nous frappons la tête contre les murs parce que nous ne parvenons pas à résoudre ces problèmes. On peut continuer comme ça, effectivement. On peut aussi étendre le linge.
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