Bon. Quand tu te trouves un peu trop souvent en désaccord avec le monde entier, ou ce qui te semble répondre au nom en question, que fais-tu ? Tu refonds d’un coup l’ensemble de tes croyances pour adapter tes goûts aux sous-produits de la culture brutale de l’entertainment ? Ou bien tu persistes, tu t’entêtes dans ce d’aucuns considéreraient sans doute comme un délire idiosyncratique qui confine au ridicule ? Bon. Tu sais bien ce qu’on dit, qu’il vaut mieux être désaccord avec le monde entier plutôt qu’en désaccord avec soi-même (on, c’est John Stuart Mill), mais le monde entier, ça fait quand même beaucoup de monde. Après tout, ce n’est pas parce que quelque chose est insensé (en désaccord avec le monde entier) que c’est faux. Ce n’est pas non plus pour cette raison que c’est vrai, c’est vrai, mais au moins est-ce différent. Depuis près de trois siècles qu’on fait croire au monde entier (d’abord aux Européens, puis aux Occidentaux, puis à tout le monde) que l’égalité rend libre, et que les gens ne sont ni plus égaux entre eux ni plus libres chacun de leur côté, n’y a-t-il quelque chose de borné, de fondamentalement limité, de profondément étroit d’esprit, à promouvoir toujours les mêmes valeurs, comme s’il n’y en avait pas d’autres, comme s’il ne pouvait pas y en avoir d’autres, comme si l’on ne pouvait pas en inventer d’autres ? Quel rapport ? Eh bien, c’est au nom de l’égalité que tout le monde consomme désormais la même chose puisqu’il ne faut pas qu’il y ait une culture pour certains et une culture pour d’autres, mais la même pour tous, sinon, c’est injuste, les gens ne sont plus égaux, et s’ils ne sont plus égaux, ils sont dominés, et s’ils sont dominés, ils ne sont pas libres. La popularité renforce la popularité. Les gens sont des génies parce qu’ils sont célèbres. Mais il ne faut pas opposer l’inégalité à l’égalité, non, comme si on allait réparer une injustice par une autre injustice, non, il faut foutre la paix aux gens plutôt que de leur imposer une quantité toujours plus indigeste de produits formatés (le roman autobiographique de telle actrice célèbre est toujours accueilli par des exclamations béates de bêtise : une écrivaine est née ! et la majorité le croit parce qu’on ne lui apprend pas à penser par elle-même, ou plus modestement à se forger sa propre opinion ; — la majorité, on lui apprend à obéir, à faire ce qu’on lui dit de faire). Et il faudrait aussi que les gens exigent qu’on leur foute la paix. Mais, ça, c’est une autre histoire.
La plage, un matin d’hiver. Tapis de détritus, plastiques, emballages crevés, traces odorantes du passage des chiens du matin de la veille ou du jour d’avant. Masses d’algues qui forment comme une digue sur le front de la mer. L’image même du siècle : rebuts qui ne disparaissent pas, reviennent inlassablement, rejetés sur le sable par la mer qui les vomit. L’horizon, passablement. L’horizon, quand même, qui est à peu près tout ce qui sauve cet espace singulièrement anesthétique.
D’où cette question qui m’obsède aujourd’hui : au milieu de toute cette ordure, métaphorique ou littérale, qu’importe, au milieu de toute cette ordure, comment faire une expérience esthétique ?