Hier soir, j’ai compris que j’étais un écrivain raté. Enfin, hier soir, je ne sais pas, peut-être que c’était ce soir. Tout dépend du point où on se place dans le temps. Il est 2 heures 25 du matin et j’ai reçu le mail dont je veux parler vers 7 heures 30 du soir. Je suppose que c’était hier soir. Bref. Hier soir, donc, j’ai compris ceci : Je suis un écrivain raté. Nelly était en train de lire des histoires à Daphné cependant que moi je buvais une bière, une Corona sans citron vert, j’aime bien, je pensais n’aimer qu’avec citron vert, mais sans, c’est bien aussi, c’était la deuxième, en fait, de bière, quand j’ai reçu un mail de l’éditrice de mes précédents livres. Dans ce mail, l’éditrice de mes précédents livres s’inquiétait du fait que je n’aie pas répondu à son précédent mail qui, c’est ce qu’elle me disait, aurait pu me décevoir, voire m’indisposer (mot à mot). Sauf que moi, ce précédent mail, je ne l’ai tout simplement pas reçu et que je dis à qui veut l’entendre depuis des semaines que j’en ai assez d’attendre en vain qu’elle daigne me répondre. L’histoire est longue qui fait que j’en suis là à attendre en vain une réponse qui ne m’est jamais parvenue. Pour Pedro Mayr, de fait, j’avais déjà attendu un an. C’est long, un an. Nous en avions parlé. J’avais cru que nous nous étions compris. Il faut croire que non. On a beau parler aux gens, on a beau leur dire qu’on les aime ou qu’on va leur prendre jusqu’au dernier sou de leur petite pension de retraite, ils n’écoutent pas. Jamais. Rien. Bref. Dans ma réponse, je ne lui ai pas parlé de retraite. Non. Dans ma réponse, je lui ai répondu ce que je lui ai répondu. Pas mal, non ? Mais surtout, que je me suis senti humilié. Humilié et méprisé. Il faut savoir que l’éditrice de mes trois derniers livres est aussi l’éditrice du dernier Goncourt, comme on dit (cherche sur Google si tu ne sais pas). Et ce que j’ai trouvé humiliant et méprisant, c’est qu’elle ne se serait jamais permis ce genre de désinvolture avec le prix Goncourt en question — paix à son âme. Bref. Ce n’est pas tout à fait cela que je voulais dire. Ce que je voulais dire, c’est ceci : après avoir reçu son mail, après l’avoir insultée chez moi à haute voix et m’être excusé auprès de Daphné parce qu’on ne devrait pas employer ce genre de mots (ensuite Daphné est venue me voir pour me faire un bisou — elle ne me l’a jamais fait, elle a deux ans et demi — et me dire de sa petite voix ravissante et rieuse : Papa n’est pas fâché, non ce à quoi j’ai répondu : Ben si, en fait, papa est très fâché, mais ce n’est pas à cause de toi, mon amour, papa est fâché à cause du travail parce que, oui, en fait, c’est un travail, écrire, et que même les écrivains ratés ont une famille), je me suis souvenu à ce moment-là que j’étais un écrivain raté. Quand je travaillais chez Grasset, et que j’écrivais des livres que personne ne lisait, je savais déjà que j’étais un écrivain raté, et ces quelque trois livres (plus une traduction pour l’éditrice) m’ont simplement fait oublier cette réalité (quand même personne ne les aurait lus non plus). Sauf que désormais, je la perçois de nouveau clairement. Est-ce que je préférais qu’il en fût autrement ? Oui, assurément. Je ne suis pas du genre à me complaire dans le malheur. Si longtemps que cela dure, Daphné et Nelly font mon bonheur. Mais l’échec ne vaut rien en soi. Il vaut quelque chose si et seulement s’il permet de faire quelque chose qu’on n’aurait pas pu faire autrement. S’il n’est qu’une voie sans issue, à quoi bon ? Avec l’éditrice or c’est une voie sans issue. Tout ce temps perdu. Je n’ai jamais publié pour publier, toujours pour aller quelque part, pour réussir ma vie, et m’y voici : nulle part. Ironie de la mort. Tu n’as pas envie de mourir et pourtant, c’est ce qu’il t’arrive. Je me souviens, un jour, après une réunion au département de philosophie, on discutait, Aude Bandini, Jean-Pierre Cometti, et moi, et Jean-Pierre (je ne l’appelais pas Jean-Pierre à cette époque, je n’aurais même pas osé y penser) m’avait dit qu’il ne fallait pas être aigri. Nous parlions d’un quatrième larron qui n’était pas là, il était au Collège, ou il y finirait bientôt, je ne sais plus, mais l’idée m’est restée. Vous savez, il ne faut pas être aigri, Jérôme. Je ne l’ai jamais oubliée, cette phrase. D’autres qu’il m’a dites, non plus. Mais c’est pour d’autres histoires. Il ne faut pas être aigri. L’aigreur est une lente mort et vicieuse, qui te ronge et te laisse sans rien, sans même toi-même. Tu ne peux pas toujours aimer la vie, ça non, ne prends personne pour un con, mais ce n’est pas une raison pour en vouloir au monde entier. Pas une raison d’en vouloir à qui que ce soit — ni de haïr. Bref. Ce livre, que l’éditrice n’aime pas, même si je ne sais pas pourquoi parce que je n’ai pas eu l’honneur de lire le retour de lecture qu’elle a rédigé à son encontre, je n’ai plus envie de le publier. C’est mon aigreur. Elle est bien réelle. Je ne peux pas la nier, faire comme si elle n’existait pas. Mais je peux faire quelque chose contre elle. Ce livre, il faut pourtant que je le publie parce qu’on (on, c’est le Centre National du Livre) on m’a donné de l’argent (une bourse) pour que je l’écrive. Et que je la mérite, cette bourse. Et alors ? Et alors, rien. La bonne question, c’est : Et après ? Et après ? Et après, plus rien. Après ce livre — à supposer que j’arrive à le publier, sinon je rendrai ladite bourse à moi octroyée — je rembourserai —, après ce livre, je ne publierai plus rien. Plus jamais. Il est 3 heures 07 du matin.
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