Passé l’après-midi à lire les Mémoires de Saint-Simon, commencés hier, enfin recommencés pour la troisième fois — la bonne, probablement. Je voulais lire un livre qui fût comme un univers, immense, et quasi infini. Comment ne pas être fasciné par cette interminable logorrhée d’un voyeur narrant dans les détails ce à quoi il assiste par le petit bout de la lorgnette, quand ce n’est pas ouï-dire ? Impression de disparaître, d’être englouti dans ces pages. « Que Saint-Simon est mal élevé ! », écrit Cioran, et il faut l’être, en effet, pour se lancer dans une telle entreprise, faire d’un livre un monument, un tombeau du temps. Inactualité totale de l’œuvre qui, par sa force contraire, permet de respirer dans une époque qui étouffe sous sa propre masse, sa lourdeur, son obésité. L’invention du selfie (l’autoportrait sans esprit) n’est pas un hasard, elle est notre expression la plus parfaite, la seule chose, sans doute, qui restera vraiment de nous. Des milliards d’individus qui, soudain, se mettent à se prendre en photo et ne s’arrêtent plus, quitte à en mourir. C’est contre cette actualité qu’il faut lire, enfin contre, dans l’espoir d’en réchapper. Comment la rentrée littéraire (deux fois par an, autant dire, un peu comme la révolution, mais en franchement débile, la rentrée permanente) ne donnerait-elle pas envie de se cacher, de fuir loin de ce monde, anywhere out of the world, et de s’y tenir là-bas, ailleurs, n’importe où, nulle part, n’importe où pourvu qu’on ne souffre pas cet éternel retour de l’inane ? Oh, je n’ignore pas tout ce que cela peut bien avoir de dérisoire de jouer Saint-Simon contre le temps présent, snob jusques en la désuétude du mot même. Il n’y a rien à opposer à l’époque, puisque tout a déjà été récupéré, ridiculisé, contemporanisé, mais enfin, on peut toujours rêver, voilà qui ne coûte rien. Et respirer, surtout, se dire qu’après tout, nous finirons comme ces fantômes qui hantent l’esprit du narrateur voyeur, peuplent ces pages, ectoplasmes grisâtres qui n’existent plus que par la grâce de la grammaire. On a dit tant de mal de la grammaire (même Proust), accusée de nous endoctriner, de nous asservir, de nous faire croire en l’être, qu’on en oublie que c’est elle qui nous sauve quand plus rien ne semble avoir de sens, quand les slogans, les mots d’ordre rivalisent de malveillance dissimulée sous les meilleures intentions du monde pour nous faire marcher au pas. Quoi, sinon la grammaire, peut bien déchiffrer la connerie brutale des maîtres du monde, des personnalités et autres stars, people, maîtres à penser, doctrinaires de la petite semaine, apôtres de la rentabilité, gestionnaires efficaces de la cité de Dieu ? Quoi ? Rien.
Après être allé courir, ce matin, une image : des pins et le ciel. Vert et bleu dans la lumière. Au-dessus. Il suffit de lever la tête pour voir que la vie a un sens, quand même minimal.
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