27.3.19

Tu ne peux pas prendre ce monde au sérieux. Le peux-tu ? Tu ne peux pas vivre dans ce monde et te dire, c’est le seul monde possible, il faut faire avec, de toute façon, c’est ça ou rien. Je sais bien que, moi, je ne pèse rien, ne représente rien, que moi-même, et encore pas tous les jours, certains, j’ai des doutes, mais est-ce que je peux m’empêcher de penser ? L’évolution du monde dans lequel je vis tend vers une disparition de la pensée. À la place, on met des gens qui gesticulent et déblatèrent des âneries pour exciter les gens, les autres, tous ceux qui n’ont pas droit à la parole publique, mais seulement à l’écoute passive, docile. Je ne représente rien, que moi-même, mais après tout, que peut-on espérer de mieux ? Quand j’ai dit à Nelly que, si l’on ne voulait pas me publier, je n’en avais rien à foutre, quand je le lui ai dit après que nous nous sommes disputés, ce n’était pas une bravade, si les gens n’aiment pas ce que je fais pourquoi devrais-je prendre la peine de les aimer, c’est-à-dire : de les prendre en considération ? Je n’ai pas écrit les livres que j’ai écrits pour avoir des prix, passer à la télé, mais parce qu’il me semblait que c’était ce qu’il fallait que je fasse. Le reste, le reste ne dépend pas de moi. En lisant Feldman à Middelburg, je me rends compte que j’écris comme un compositeur, enfin, comme Feldman dit qu’il compose, sans savoir où la prochaine étape le conduira, en dépassant la sainte trinité début-milieu-fin, en commençant avec rien. Travailler avec rien, c’est ce qu’on peut faire de mieux. Je ne sais pas si c’était déjà le cas dans les années 1980, mais c’est à l’opposé de ce que l’époque veut, exige, réclame. Il faut défendre quelque chose. Aujourd’hui, si tu n’as pas de paroisse, si tu n’as pas de culte, d’église, de parti, d’idéologie, de minorité à laquelle te rattacher, bref, si tu n’as pas d’identité, personne ne t’écoute, on ne sait pas qui tu es. Tu t’imagines peut-être le contraire, mais c’est faux : l’identité ne sert pas à te permettre d’exister, elle sert à te définir ; l’identité sert à t’identifier. Il faut se débarrasser des idées, partir de rien, et avancer dans ce néant. Est-ce que les poèmes que j’écris en ce moment ressemblent à ça ? Oui. Je crois que oui. Je regarde par la fenêtre, quelque chose se passe, ou rien, ou presque rien, je n’ai rien à défendre, rien à dénoncer, rien à encenser, je ne suis l’hagiographe de personne ni le contempteur de rien — je suis là comme tout ce qu’il y a. Ce que j’écris.

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