17.5.19

À quoi ressemblerait le tout si la vie était différente ?

10 pages de Leaves of Grass par jour. À haute voix. Minimum parce que un peu plus aussi en lecture dans la tête.

Cet après-midi, j’ai regardé Dead Poets Society. Pour la première fois, je crois. Ce que je sais, au moins, c’est que c’est une réponse à une frustration, à ma mère qui m’avait envoyé me coucher alors que j’étais en train de regarder ce film, à la télé, alors que j’étais jeune adolescent. Avec moi, mon père avait bien essayé de protester, mais bon, mon père, quoi. Et puis, ma mère. En le regardant, j’ai été ému — alors que c’est un film terriblement mauvais —, et déçu. Mais pas parce que c’est un film terriblement mauvais, non, parce que c’est trop tard pour moi. Trop tard pour tout le monde, désormais. En le regardant, de fait, je pensais moins à moi qu’à Daphné, même si je pensais à mes frustrations à moi, je pensais aussi aux frustrations de Daphné, celles que je lui inflige, celles que je ne peux pas ne pas lui infliger, celles que je voudrais ne pas lui infliger, celles que je ne voudrais pas lui infliger. Qui suis-je pour juger ma mère ? Qui a dit que je jugeais ma mère ? Passons. Tout ça est fini, de toute façon, depuis longtemps déjà. Mort. Mais toutes les morts ne passent pas. Si je comprends bien, d’ailleurs, il y a cette réflexion sur la mort, chez Walt Whitman, la continuité, l’histoire qui ne finit pas. Jamais. Ce qui rend la lecture de Whitman si difficile, c’est cet optimisme-là. Je lis et je me dis : mais comment être si optimiste ? comment ne pas être désespéré ? Qui sommes-nous, nous, qui n’avons plus d’espoir, qui étouffons sur cette Terre, qui sommes rongés par l’argent, qui sacrifions nos vies pour rien ? Tu vois, la façon dont Whitman chante la guerre, aujourd’hui, qui chanterait la guerre comme ça ? Un terroriste ? C’est effrayant comme les temps changent. Nos mentalités changent-elles aussi vite ? Je ne sais pas. Comment désirer la guerre, aujourd’hui ? Et pourtant, pas d’épopée sans guerre ? Donc, adieu l’épopée ? Donc, plus d’identité commune ? Plus que des choses fragmentées, défaites faute d’être faites, des micro-identités qui pullulent, orthographes bâtardes, indicibles, pour inclure toutes les revendications, y compris les plus infimes.Dans la chronologie qui accompagne le texte, je lis : « Denies in a letter to John Addington Symonds the homosexual interpretation of the ‘Calamus’ poems ; claims to have sired six illegimate children. » 1890. Deux ans avant sa mort. Est-ce que les choses changent jamais ? Pourquoi changeraient-elles jamais ? Tout le monde est pris dans sa sphère racisée classisée ethnicisée castisée thermisée hypnotisée asphyxiée, désormais, fromage dans le camembert statistique qui tient lieu d’humanité. Tout le monde s’enferre, tourne en rond, c’est l’enfer, pourquoi les choses changeraient-elles jamais ? C’est toujours les mêmes mots d’ordre, les mêmes interrogatoires. Aujourd’hui au sommet, demain au bûcher.

Dans la baie de Marseille, un yacht de milliardaires russes designé par Philippe Starck a jeté l’ancre. Dans le même temps que, comme tous les ans, la grand roue prend ses quartiers, qui clignotera donc, la moitié de l’année, sous mes fenêtres, ou à peu près. Tout est une foire grotesque, c’est ce que le monde est devenu. Mais comment ferais-je, moi, pour exister non pas contre cela, mais malgré cela, exister pour quelque chose, pas simplement pour la mort, pour ne pas agoniser immédiatement, lutteur défait dans un combat qui était perdu d’avance ? Comment ? Non, vraiment ? Tu n’as pas la moindre idée ?

À quoi ressemblerait la vie si tout était différent ?

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