16.5.19

La disparition de ce monde serait-elle une grande perte ? Je sais tout ce qu’une question comme celle-ci peut avoir de désagréable, sinon je ne l’aurais pas posée, mais peut-on en faire l’économie ? J’ai (re)commencé à lireles Leaves of Grass de Walt Whitman, en version originale, parce que je n’aime pas qu’il y ait quelqu’un entre moi et le livre que je le lis, ce qui est inévitable quand je ne parle la langue dans laquelle le livre a été écrit, mais quand je la parle, non. Et le mot « En-Masse » m’a déjà sauté deux fois aux yeux. Une fois, dans le tout premier poème, One’s-Self I Sing : One’s-self I sing, a simple separate person / Yet utter the word Democratic, the word En-Masse. Et dans Song of Myself, 23 : Endless unfolding of words of ages ! / And mine a word of the modern, the word En-Masse. Ce matin, en parcourant mon fil Twitter, j’ai découvert que Poll says that 56% of Americans don’t want kids taught Arabic Numerals. D’où ma question. Parce qu’il est bien évident que le monde dans lequel nous vivons est à la fois celui de Walt Whitman — nous vivons dans un monde américain dont WW fut, comme on dit, le barde — et tout aussi évident que nous vivons dans un monde qui est absolument étranger au monde de Walt Whitman. Dans quelle conception de la démocratie, s’agit-il de demander l’avis des gens sur tout et n’importe quoi ? Il est probable que ces Américains à qui on a demandé s’ils voulaient qu’on enseigne les chiffres arabes à leurs enfants ne sa-chent tout simplement pas que ces chiffres arabes n’ont plus rien d’arabe depuis longtemps, qu’il s’agit simplement du nom qu’on donne aux chiffres dont on se sert tous les jours pour compter (Should schools in America teach Arabic Numerals as part of their curriculum ? demandait le sondage à 3200 Américains). D’où (derechef d’où) deux choses, d’une part la bêtise de ceux qui répondent sans savoir et la bêtise de ceux qui interrogent en sachant pour faire apparaître la bêtise de ceux qui répondent sans savoir. Le second n’étant pas simplement bête, mais encore méchant. C’est la perversion absolue de la démocratie : laisser décider des gens qui n’ont pas les moyens de décider et ne pas donner les moyens de décider à ces gens qui doivent décider mais, au contraire, se moquer de ces gens qui n’ont pas les moyens de décider tout en s’effrayant du fait qu’ils devront décider alors qu’ils n’en ont pas les moyens. Et personne qui se dise, tiens plutôt que de dépenser de l’argent pour organiser un sondage destiné à se moquer des gens parce qu’ils ne savent pas ce que sont les chiffres arabes, pourquoi est-ce qu’on ne dépenserait pas cet argent à expliquer aux gens qu’ils n’ont pas à avoir peur de l’expression arabe parce que, dans l’immense majorité des cas, elle est parfaitement inoffensive. La preuve, les chiffres arabes n’ont plus rien d’arabe depuis longtemps, ce sont simplement les chiffres dont on se sert au quotidien parce qu’ils sont beaucoup plus pratiques que les chiffres romains, chiffres qui sont toujours romains parce que plus personne ne s’en sert (à l’exception de quelques poètes dérangés). Et qu’on peut faire la même chose avec tout un tas d’expressions dans notre vocabulaire qui ne sont pas utilisées pour leur faire dire ce qu’elles veulent dire, mais leur faire des choses que les gens vont comprendre d’une certaine manière pour les faire agir d’une certaine façon. Mais ce n’est pas comme ça qu’on fait. Quand on lit Walt Whitman, on s’aperçoit que la démocratie et l’individualité (ce qu’il appelle Personality : Chanter of Personality, outlining what is yet to be / I project the history of the future. [To a Historian]), le moi et la masse ne sont jamais opposés, l’un ne va pas sans l’autre. Le barde se chante lui-même et, se chantant lui-même, c’est toi qu’il chante. Le barde chante tout le monde et, chantant tout le monde, c’est lui-même qu’il chante. Toutes les autres conceptions de la démocratie (et, plus généralement, de la politique) qui opposent l’individu à la masse sont vouées à l’échec. Et à faire le mal. Parce que l’un ne va pas sans l’autre. Parce qu’on ne peut pas sacrifier l’un sur l’autel de l’autre. Peu importe au nom de quoi. Ce que nous avons fait de la démocratie, cette espèce de sondage permanent, où les gens sont incités à dire oui ou non sur tout et n’importe quoi, ce n’est pas la démocratie. Ce que nous avons fait de la démocratie, cette espèce de joute permanente au terme de laquelle on demande à des gens de choisir entre quelques visages lointains, ce n’est pas la démocratie. Il y a plus de démocratie dans un poème que dans n’importe quelle élection. La voix du poème devient la voix de tout le monde, appartient à tout le monde ; elle se fait publique. La voix de l’élection appartient à celui à qui on la donne, n’est plus celle de personne ; elle est privatisée. On ne dirigera pas à coup de poèmes. Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais on ne peut pas faire l’économie d’une interrogation radicale de la démocratie — c’est-à-dire : de notre monde —, en se demandant notamment d’où sort cette conception pyramidale du pouvoir démocratique pour laquelle tous en choisissent un alors que c’est là-même la négation de la démocratie qui est le maintien simultané et permanent de l’un et du tous. D’où vient et pourquoi cette confusion entre la Nation et le Pouvoir ? D’où vient et pourquoi cette fusion de la Nation et de l’État ? Pourquoi cette obsession de la naissance (Nation — natio) ? Pourquoi continue-t-on de prendre les gens pour des cons quand il faudrait plutôt les éduquer ?

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