Est-ce que le fait que des comportements irrationnels passent pour rationnels (et réciproquement ?) est un signe de dégénérescence ? Par exemple, singer la culture populaire dans une perspective postmoderne peut paraître rationnel (relecture ironique, déconstruction, et blablabla) mais quand la culture populaire envahit le monde entier et que, comme toutes les espèces invasives, elle ne laisse nulle place pour autre chose qu’elle-même, est-ce toujours si rationnel, ou s’est-on tendu à soi-même le piège dans lequel on a — évidemment — fini par tomber ? Par exemple, voter utile semble rationnel, à quoi bon voter en effet pour quelqu’un qui n’a aucune chance d’être élu, ne vaut-il pas mieux voter pour quelqu’un qui a des chances, lui, quitte à sacrifier un certain nombre d’idées, mais quand cet élu mène ensuite une politique en contradiction avec les valeurs auxquelles on croit, là encore, n’a-t-on pas fini par se tirer une balle dans le pied qu’on s’était soi-même proposer de prendre pour cible ? Un philosophe qui prend pour sujet Harry Potter, Game of Thrones ou je ne sais quel sous-produit de consommation courante de l’industrie culturel, n’est-il pas, loin du génie qui aurait le courage de descendre de son piédestal pour parler au plus grand nombre, un petit bouffon fort laid qui essaie de ramasser les quelques piécettes maculées de vinasse et d’excréments que l’industrie culturelle aura laissé tomber sans même s’en rendre compte. Quand l’élite boit à la même source que la masse qu’elle affecte de snober, de quoi a-t-elle l’air sinon d’une petite brigade de crétins déguisés en milliardaires qui ne voient pas plus loin que ce qu’ils affectent de mépriser ? Que les stars du foot ne soient pas simplement des analphabètes que des foules elles-mêmes analphabètes adulent, mais aussi les héros de la civilisation, peut-il vraiment passer pour anecdotique ? Mais, il est probable que tout ceci n’est qu’une illusion d’optique, probable que les jeux olympiques ayant toujours eu une dimension mythique, les athlètes de la Grèce antique avaient cette même dimension extraordinaire, et qu’une poignée d’intellectuels en marge, que tout le monde laissait sur le bas-côté parce qu’ils n’étaient que d’ennuyeux rabat-joie, trouvaient eux aussi scandaleux, sans que personne ne comprenne très bien ce qu’ils racontaient ni pourquoi. Quant à ce qui passe à la postérité — puisque c’est le nerf de la guerre du temps et de l’éternité —, c’est impossible à prévoir. Je ne sais pas très bien pourquoi je raconte tout cela. J’ai passé quasi la journée à traduire Morton Feldman — 4 h 30 non-stop entre le moment où j’ai fini mes exercices de réduction de masse graisseuse et le moment où je suis parti de la maison pour aller écouter Daphné chanter à la chorale de l’école. J’ai fini dans un état de tension nerveuse qui m’a étonné moi-même. D’autant plus étonné que, à la fin de la séance à Middelburg que j’étais en train de traduire, Morton, adepte des séances longues, devait demander à son auditoire combien de temps ils venaient e parler et quelqu’un de lui répondre : 4 h 20. Ce qui devait être quelque chose. J’ai du mal à croire que le monde dans lequel je passe une grande partie de ma journée à traduire Morton Feldman soit le même que celui dans lequel les poètes prennent des héros de série télévisée pour sujet, mais quoi ? Ou bien, c’est le même monde et c’est à n’y rien comprendre ou bien, ce n’est pas le même monde et est-ce qu’on n’y comprend quelque chose pour autant ? C’est-à-dire : ni l’identité ni la différence n’expliquent rien. Est-ce qu’il faut se contenter dès lors de se dire ben oui, c’est comme ça, je ne sais pas, oui, peut-être, c’est comme ça. Et alors ? Dans les pages que je vais lire quand je reprendrai la lecture de l’Idiot, sans doute tout à l’heure, après le dîner, il va se passer quelque chose d’extraordinaire. Dans la quatrième partie, quand le prince est présenté au cercle des Épantchine, dans la perspective du mariage avec Aglaia Ivanovna. Je ne sais pas encore. Hier, je me suis arrêté juste avant. J’ai jeté un petit coup d’œil d’anticipation aux pages qui allaient venir, j’ai deviné, mais j’ai refermé le livre pour ne pas déflorer ce qui m’attendait. On est toujours comme ça, non ? À côté de la plaque, à côté du monde, même quand on essaie de faire des efforts, même quand on laisse les choses se faire d’elles-mêmes, agir sans agir, on n’est jamais tout à fait dans l’axe. Ce qui ne veut pas dire qu’on a tort, non, évidemment, c’est même tout le contraire, mais on n’est jamais aligné, et les autres t’ignorent ou te considèrent comme un personnage bizarre, différent, idiot. Enfin, je ne sais pas pourquoi je dis ça, ce doit être la chaleur. Et ce parfum, qui monte des arbres, des tilleuls, entêtant, stupéfiant. Ce parfum que j’aime tant.
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