18.1.21

C’est quand il m’arrive de parler aux gens que je me souviens des raisons pour lesquelles je m’astreins à ne pas parler aux gens. Parce qu’à force de ne pas parler aux gens, on peut oublier pourquoi on ne le fait pas, et regretter de ne pas leur parler qui plus est, c’est vrai, ce serait bien de pouvoir parler de tout de rien, de pouvoir échanger des points de vue sur les choses de la vie, la littérature, l’art, le sport, la politique, c’est vrai que ce serait bien, on vivrait comme entre sœurs et frères, en harmonie, ce serait une sorte de communisme kitsch, on peut le penser, en effet, à force de ne pas parler aux gens. Sauf que, même avec la pire volonté du monde, il arrive toujours un moment où l’on se trouve de fait en train de parler avec quelqu’un qu’on subsume sous le concept de gens, on n’y prend pas garde, tout semble se passer en apparence comme les autres jours, on se dirige vers la boulangerie pour acheter du pain et un goûter pour sa fille, il fait beau, un peu frais mais pas froid, tout semble parfait. En apparence seulement. Soudain, un individu qui attend sur le pas de la porte marque un coup d’arrêt. Vous attendez pour entrer ? c’est moi qui lui pose la question. Oui, me répond-il, il y a déjà trois personnes à l’intérieur. C’est vrai. Une affichette où sont figurés trois hominidés simplifiés indique que le nombre de personnes autorisées dans l’échoppe est limité à trois. Et tout à coup, le voilà, sans que rien n’ait pu laisser présager d’une telle situation, le voilà qui me parle pour de bon, me dit que ça va durer, et moi, insensé, de lui répondre, Mais oui, mais vous voyez, on a bien fini par vivre avec la grippe.Oui, me répondit-il, mais là, c’est voulu. La sentence est tombée. Comme mon silence embarrassé. Le drame du complotisme, me suis-je fait remarquer à moi-même un peu plus tard cependant que je rentrais chez moi avec mes deux baguettes sous le bras et une tarte au chocolat pour Daphné, le drame du complotisme, ce n’est pas qu’il ne parviendra jamais à démasquer le complot qu’ourdissent en secret les maîtres du monde pour contrôler nos vies, après tout, rien ne prouve qu’un tel complot n’existe pas, même si rien ne prouve, non plus, qu’un tel complot existe, non, et le drame du complotisme, ce n’est pas non plus qu’il pousse les gens à chercher des volontés à l’origine des événements plutôt que de voir les événements comme ils sont et d’essayer d’en faire quelque chose, non, le drame du complotisme, c’est qu’il fournit des sujets de conversation, que les conversations semblent inoffensives et que, semblant inoffensives, on se sente obligé de parler à son voisin, qui n’est en aucun cas son prochain (un coup d’œil rapide aurait permis à quiconque doué d’un tant soit peu de discernement de voir qu’entre lui et moi, il n’y avait rien de commun, que nous étions donc des voisins, mais certes pas des prochains, notre proximité n’étant que celle de la file d’attente, rien au-delà), pour lui faire partager ce que l’on croit avoir à dire. Que ce que l’on croit avoir à dire soit digne ou non d’être exprimé, c’est une question secondaire, les êtres humains étant mus par un irrépressible besoin de partager leurs pensées. Et surtout les plus folles, les plus secrètes, les plus intimes. Il y a quelque 45500 ans, nos ancêtres peignaient des sangliers sur les murs parce qu’ils avaient envie de manger du sanglier, parce que la perspective de dévorer un animal les poussait à sortir de la caverne, les poussait à risquer leur vie à la chasse, parce que la peur de mourir de faim était plus grande que la peur de mourir les os broyés par un animal, parce que devait s’exprimer au fond de leur conscience comme au fond de la caverne une idée sublime, vitale et héroïque : tuer une bête pour ne pas mourir de faim, idée si puissante qu’elle poussa nos ancêtres non seulement à sortir de la caverne pour chasser le sanglier, mais encore à retourner dans la caverne pour le manger et peindre sur les murs de la caverne l’animal qui leur avait permis de vivre un jour de plus, l’animal qui leur permettrait de vivre un jour de plus. Et ainsi de suite. Triomphe mortel de l’animal. Triomphe vital de l’homme. 45500 ans plus tard, la conversation inopinée où se glisse à l’insu de l’interlocuteur interloqué l’idée d’un complot mondial pour asservir les peuples n’est pas d’une nature différente de la peinture rupestre de nos ancêtres. Elle est tout simplement dépourvue de tout intérêt. Et si je n’étais pas si obsédé par le langage, elle aurait probablement disparu pour l’éternité tout comme le visage partiellement masqué de l’individu qui avait jugé bon de me faire part de ses convictions par une fin de matinée d’hiver. Comme sont dépourvus d’intérêt l’immense majorité des messages que nous échangeons, des plus banals aux plus sophistiqués, de la conversation devant la boulangerie à la grand-messe capitalistique (lancement de produit, concert de pop, allocution présidentielle, match de foot, etc., tout se ressemble, se confond, s’identifie) parce que nulle nécessité vitale ne les meut. Nous n’émettons guère plus que d’indigentes flatulences vocales. Oh, que nous soyons convaincus tous autant que nous sommes d’avoir des choses à dire, et que nous soyons persuadés que ces choses que nous avons à dire nos voisins plus ou moins proches plus ou moins lointains sont désireux de les entendre et que, à défaut d’en avoir le désir, une fois qu’ils les auront entendues, ces choses, ils ne pourront pas ne pas en reconnaître la profondeur et les tenir pour véridiques, cela est indiscutable. Absurde, mais indiscutable. Comme je sais qu’il n’y a rien à faire contre cette tendance puisqu’elle s’origine dans la nuit des temps, dans les profondeurs de la caverne, dans les sensations surnaturelles que cause le fait de peindre sur un mur, de tuer un animal, de le manger, je m’efforce de ne pas trop parler à mes contemporains et pense à la place à mes ancêtres, à la lueur du feu, la silhouette de la bête qui se reflètent dans leur regard, au silence terrifiant qui précède l’acte qui sépare la mort de la vie et les rassemble, aux nuances ocres de leur existence qui jaillissent dans le noir des millénaires, à cette force proprement humaine enfin, qui toujours s’oppose à l’oubli.