Écrit un long courrier à Rodhlann (J’aurais envie d’employer le mot de lettre, mais il me semble que je ne le peux pas, ce qui est stupide : pourquoi le moyen de transport, fût-il immatériel, importerait plus que l’esprit, le sens, la fonction de l’écrit que l’on adresse à quelqu’un à qui on a envie de dire quelque chose, de répondre ? — Confusion d’une illusoire modernité.) dans lequel, je crois, il n’y a pas beaucoup d’idées personnelles. Mais combien avons-nous d’idées personnelles ? En ce moment, il me semble que je n’en ai pas beaucoup. Cependant, il me semble aussi que ces idées sont les bonnes. Ou, du moins, qu’avant de parvenir à une idée personnelle, il faut absorber d’autres idées, les digérer, en quelque sorte, et en faire un usage auquel elles n’étaient premièrement destinées. Il faut donc avoir des idées qui ne sont pas personnelles, elles ne sont pas impersonnelles, ce sont les idées d’autres personnes, c’est différent, qu’on personnifie à nouveau, les pensant, et dont on fera autre chose. Sur le toit en face, comme il y a quelques jours, mais ils sont moins nombreux, des ouvriers s’affairent. Le vent soufflant fort aujourd’hui encore, plus fort qu’hier, ils ont revêtu des hauts à capuche jaune fluo. Il y a quelque chose d’insondable dans la laideur dont on pare le monde, comme une irrationalité rendue visible par des moyens qui ont toute l’apparence de la rationalité. Et ces deux individus dont je ne distingue rien, sinon ces taches fluorescentes qui bougent à quelques centaines de mètres de moi, n’y sont pour rien, certes non, mais alors qui est responsable ? Qui est responsable de l’enlaidissement et partant, de la destruction du monde. Parfois, devant l’insondable, il te semble que la réponse la plus absurde serait aussi la plus juste : personne. Mais alors comment ? L’air du temps, mon amour, l’air du temps. Dans la lettre que j’ai envoyée à Rodhlann, j’ai cité ce passage de la Dialectique de la Raison de Horkheimer et Adorno : « Lorsqu’une fraction minimale du temps de travail dont disposent les maîtres de la société suffit à assurer la subsistance de ceux dont on a encore besoin pour faire fonctionner les machines, le reste, c’est-à-dire l’énorme masse de la population, est soumis à un dressage permettant de former les gardiens supplémentaires du système, qui constitueront le matériel mis au service de ses grands desseins présents et futurs. Ces masses sont gavées comme armée de chômeurs. Rabaissés au niveau de purs objets du système administratif qui préforme tous les secteurs de la vie moderne, y compris celui de la langue, ils considéreront leur état comme une nécessité objective contre laquelle ils se croiront impuissants. À mesure que croît la possibilité d’éliminer toute misère, cette misère, antithèse de puissance et d’impuissance, prend des proportions démesurées. » J’ai commencé le livre hier. Et puis, un peu plus tard dans la soirée, la Montagne magique (à nouveau, ou quasi).

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