Chaque vie est un chant du cygne. Sans rire, c’est la phrase par laquelle je voulais commencer ma grande œuvre. Il y a deux ou trois nuits de cela. J’étais allongé dans mon lit, sur le point de m’endormir, ou pas tout à fait, en train en tout cas de me demander ce que j’allais faire de ma vie, et puis je me suis mis à formuler des phrases qui n’avaient pas beaucoup de sens pour répondre à des ambitions qui n’en avaient peut-être pas beaucoup plus, mais qui n’en étaient pas moins les miennes, et le sont toujours. Chaque vie est un chant du cygne est la première qui a retenu mon attention. J’ai composé d’autres phrases à sa suite et je me suis demandé s’il ne fallait pas que je me relève pour les noter par écrit afin de ne pas les oublier. Mais il m’a semblé que non, ce n’était pas la peine. Ou alors j’étais trop fatigué pour me relever. Je me suis endormi, j’ai rêvé, je crois, et puis j’ai oublié cette phrase avant de m’en souvenir. Et de la trouver franchement mauvaise. Pas le meilleur moyen de commencer sa grande œuvre, pas vrai ? Tout ceci relève peut-être d’un sérieux manque de méthode : faut-il, en effet, trouver la phrase ultime pour commencer la grande œuvre ? la phrase ultime ne serait-elle pas, au contraire, celle qui vient en dernier ? et cette pensée, cette recherche entêtée de la phrase ultime, n’est-elle pas castratrice ? n’est-il pas contradictoire de vouloir se lancer dans une grande œuvre (grande, c’est-à-dire par l’ambition et la dimension) par le petit bout de la lorgnette d’une petite phrase ? Par exemple, ce journal, qui n’est pas ma grande œuvre, eussé-je dû attendre d’en écrire la première phrase ultime, je ne l’aurais jamais tenu, ni même commencé. À moins que tout ceci, toute cette comédie de la première phrase, ne soit justement pour moi qu’une façon de ne jamais commencer la grande œuvre parce que je ne l’ai pas en moi. Oui, mais c’est où ça, en moi ? Quelle imbécile idée. Les œuvres n’existent pas à l’état de possibles à l’intérieur de nous avant de devenir réelles à l’extérieur de nous. Quelle imbécile idée. Est-ce pour cela que j’écris ? Pour cela, pour quoi ? Pour détruire les imbéciles idées. Si ce « journal » n’est pas ma grande œuvre, il m’est indispensable, c’est l’œuvre au jour le jour, pas une simple discipline de soi, une élaboration de la vie même. (Élaboration, dit le Trésor de la Langue Française informatisé — informatisé ou informatisée ? — « PHYSIOL. “Action physico-chimique par laquelle les êtres organisés impriment aux substances venant du dehors, et même aux matériaux puisés dans leur intérieur, des modifications qui les rendent capables de servir à l’assimilation et de participer aux actes d’ordre organique ou vital” (Littré-Robin 1858). ») Une élaboration de la vie même, est-il meilleure caractérisation de ce que c’est qu’écrire ?

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