10.5.21

43 ans (pas besoin de compter sur mes doigts). 43 ans et n’ai toujours rien fait qui mérite qu’on se souvienne de moi. Pourtant tout est là, si j’ose m’exprimer ainsi, tout est là, oui c’est vrai tout comme il est vrai que je me saoule au lieu de travailler (je veux dire : d’écrire) et ne fais rien pour en finir avec l’angoisse que me cause l’argent (c’est-à-dire : son absence). M’en vouloir me rassurerait-il plus que de vouloir ? Mais je veux. Je désire. Et il m’arrive même d’agir. Mais pas comme il le faudrait. Ou pas comme je le voudrais. Ou je ne sais pas. Je peux faire abstraction de la bêtise du monde. Je peux faire abstraction de la laideur du monde. Surtout aujourd’hui, qu’il pleut à verse, et que je le trouve beau, ce climat, la pluie sur la vitre trouble un peu la perception, les nuances de vert ressortent plus claires plus sombres plus justes, la dure blancheur de la roche calcaire est assouplie : le dehors est à l’image du dedans, tout se tient dans une sublime solidarité qu’on croirait presque faite exprès. (Ne l’est-elle pas d’ailleurs ?) Ce n’est pas compliqué de tout oublier. Mais être à la hauteur de l’idée que l’on se fait de soi ? Peut-être que je ne vaux rien. Peut-être que je me berce d’illusions et c’est vrai que je dors bien la nuit ; — c’est le matin que j’ai du mal à m’éveiller. Alors pourquoi est-ce que je sens que je l’ai en moi ? Complète contradiction avec ce que j’affirmais il y a deux jours. Qui croire alors ? Moi ou moi ? Je ne crois pas qu’il soit impossible de répondre à la question. Ce n’est pas l’œuvre ou moi — parfois il me semble que je m’oppose à l’œuvre, que j’aurais ou n’aurais pas en moi, que j’aurais ou n’aurais pas la force d’accomplir, et caetera et caetera —, mais ce n’est pas l’œuvre ou moi, c’est l’œuvre et moi. Tout ce que je fais de travers, boire au lieu d’écrire, pleurer au lieu d’écrire, ne pas écrire au lieu d’écrire, tout ce que je fais mal exprime et renforce cette contradiction entre l’œuvre et moi, contradiction qu’il faut dépasser, contradiction que je dois dépasser, contradiction que je veux dépasser. À voix haute, je me dicte une liste de choses à trouver. Au moment de le faire, je retiens le geste de la noter. Tout n’est pas bon à être écrit.