18.8.21

30°C à l’ombre, 8 km parcourus entre sol y sombra, cadence tranquille, rien que pour la joie pure et vraie de mettre un pied devant l’autre et d’avancer, la joie pure et vraie du corps en mouvement — courir. C’est la vie même (pas courir, ce n’est pas ce que je veux dire, non : l’intention, l’action). Mais nous sommes si empêchés de vivre, par les forces qui tirent en sens contraires la société, que quand il nous est donné de vivre nous ne savons pas saisir l’occasion. Nous sommes inaptes au καιρός, parce que tout, dans notre vie, est prépensé, préconçu, importé d’ailleurs, d’autres qui ont des pensées que nous pourrions avoir si personne ne les avait pensées avant nous pour nous. Les gens ne te comprennent pas quand tu parles parce qu’ils ne peuvent pas entendre, ils entendent les sons qu’on leur a mis dans l’oreille, qui sont déjà là, vieux, pas ceux que tu émets. Et toi-même, quand tu entends ta propre musique, bien souvent, tu ne la comprends pas, tu n’entends à la place qu’un vacarme inexprimable. Le καιρός (j’ai déjà employé ce mot, le mois dernier, il me semble, mais dans un contexte tout différent, à Saché, pour dire la fuite devant l’ennemi incarné en un enfant obèse) n’est pas un pur concept ; c’est une figure. Lysippe l’avait sculpté au IVe siècle avant Jésus-Christ, on connaît son œuvre par d’autres plus tardives : Καιρός est un jeune homme nu, ailé, à la drôle de coupe de cheveux : longs devant et rasés derrière, quand on veut s’en saisir, il a déjà passé. Une épigramme d’un poète grec du IIIe siècle, Posidippe de Pella, lui est consacrée (c’est l’helléniste Évelyne Prioux qui traduit) : « — Qui est le sculpteur, et d’où vient-il ? — Il est de Sicyone. — Quel est son nom ? — Lysippe. — Et toi, qui es-tu ? – Καιρός, qui dompte tout. — Pourquoi marches-tu donc sur la pointe des pieds ? — Je cours sans cesse. — Pourquoi as-tu une paire d’ailes à chaque pied ? — Je vole comme le vent. — Pourquoi as-tu un rasoir dans la main droite ? — Pour montrer aux hommes que je suis plus vif qu’aucun tranchant. — Pourquoi tes cheveux cachent-ils tes yeux ? — Pour être saisi par celui qui me rencontre, par Zeus. — Mais pourquoi es-tu chauve, sur le derrière du crâne ? — Parce que nul ne m’agrippera par derrière, quelque envie qu’il en ait, une fois que je l’aurai dépassé, avec mes ailes aux pieds. — Dans quel but l’artiste t’a-t-il sculpté ? — Pour vous, ô étranger ; et il m’a placé dans le vestibule, pour que j’y serve de leçon. » Entendre sa propre musique, c’est une question de rythme, d’allure et d’endurance. C’est toute la personne qu’il faut investir dans cette démarche. S’oublier au profit du flux, de l’énergie, de la vie, le temps d’entendre sa musique. Quand cela se produit, il se peut que l’on se sente dépassé par les événements. C’est que l’on devient plus grand que soi-même.