20.8.21

Fatigue, mais morale dirais-je. Or qu’est-ce ? De la lassitude, peut-être. Un sentiment, aussi, qui se dégage à la faveur d’une question posée, comme sortie d’un brouillard épais. Pourquoi vivons-nous avec des gens que nous n’aimons pas ? Pourquoi coexistons-nous ? C’est tout le problème de la vie sociale : pour justifier le fait que, par contrainte, par inadvertance, par hasard, par force, même celle des choses, les individus partagent leur existence avec d’autres individus qu’ils n’aiment pas, s’organise un monde social de telle sorte que cette antipathie naturelle paraisse dérisoire et détestable au nom d’un principe, d’une cause, d’un nom plus grand que cet élan spontané qui fait défaut (c’est le principe de la théocratie, de la monarchie ou de la république) et si une telle unité n’est pas possible, on fabrique alors une autre version de cette cohérence, plus faible, d’apparence moins totalitaire, mais d’essence identique (c’est la fraternité, la diversité). Dans tous les cas, c’est la même parodie du sentiment qui est à l’œuvre : comme les sympathies et les antipathies ne se commandent pas, sont substitués à ces propensions, ces élans, ces instincts, des comportements réguliers, normaux. Plus l’individu s’éloigne de lui-même, de la vie, et plus il aspire à la normalité, à être reconnu, comme tout le monde, plus il se confond avec la société. En ce sens radical, la société est l’ennemie de la vie. Qu’elle étouffe, canalise, interdit, gère. Et certes, il n’est pas possible de le nier, certes, la société protège la vie en garantissant la sécurité de tous — protection dont la figure archétypale est le grand Léviathan —, mais même le Léviathan n’est pas assez puissant, pas assez fort, pour gommer le point d’interrogation qui innerve tout individu digne de ce nom ; — toute singularité. Le singulier, l’idiot, l’individu agit sur le cours de l’histoire, qu’il accélère ou ralentit, en rappelant la valeur du sentiment sauvage, inéduqué et inéducable, en l’affirmant contre toutes les habitudes trop bien consenties. La société n’aime pas l’individu qui fuit quand on lui ordonne de rester, se sacrifie et demeure quand on lui fait miroiter des ailleurs pleins de promesses. La société ne peut pas aimer, seul l’individu le peut, lui à qui, toujours, on l’interdit.