10.9.21

Moment de paix ou d’équilibre. Impromptu. J’ai beau être seul, je n’en ressens pas le défaut. D’ailleurs, le suis-je vraiment ? Je passe de nouveau mes journées en compagnie de Morton Feldman, un mort si vivant qu’il semble moins mort que les vivants. Quand, cependant que je suis en train de lui lire une histoire avant de dormir, je découvre que l’insecte prisonnier dans sa moustiquaire et que Daphné essaie de faire sortir est un moustique, je n’y pense pas tout de suite, mais un peu plus tard, me disant que cette situation pourrait symboliser la mienne, celle de quiconque aspire à une vie plus vivante, en réalité, que nous sommes prisonniers dans une moustiquaire infestée de moustiques et que notre tâche première est de les en faire sortir. Après nous pourrons dormir tranquilles. Ou vivre, mais peut-être n’y a-t-il pas de différence entre l’un et l’autre en ce sens-là. Lisant les épreuves de Morton Feldman à Middelbourg, œuvre immense dont il n’est pas directement l’auteur, puisqu’il n’a jamais conçu un tel livre, mais qui est réellement comme son tombeau (il mourra moins de deux mois après sa dernière prise de parole), je suis convaincu de l’importance de la chose, pas simplement musicale, mais philosophique, humaine, son importance vitale, mais ne puis m’empêcher de me demander qui pourra bien s’intéresser à cela, à l’exception de quelques spécialistes, alors que cet ouvrage devrait concerner le public dans son ensemble. Le public, si seulement ce mot avait encore un sens. Il y a quelque chose de désespérant, profond et désespérant, dans ce que je fais. Qui est le sentiment de la vanité absolue et de la nécessité impérative de ce que je fais — des sentiments simultanés. Daphné se relève. Elle me demande si elle peut regarder un peu par la fenêtre. Je lui dis qu’il est l’heure d’aller dormir. Elle me dit que pour moi aussi. Ce à quoi je réponds que j’ai du travail. Elle me demande si j’écris un roman en ce moment. Je lui dis que non, que je lis les épreuves de Morton Feldman (lui montre le second volume à portée de la main) et que, lorsque j’ai un peu de temps, comme maintenant qu’elle est couchée, je tiens mon journal. Tu tiens ton journal, s’exclame-t-elle. Est-ce que je pourrais tenir mon journal, moi aussi ? Oui, mon enfant. Et puis, parcourant du regard le fichier ouvert, elle découvre son nom, et s’émerveille : Tu parles de moi dans ton journal ! Entreprend de lire la phrase que je complète au sens pour gagner du temps et va se coucher en riant : Daphné essaie de faire sortir un moustique de la moustiquaire. Daphné essaie de faire sortir un moustique de la moustiquaire, répète-t-elle.