12.11.21

J’ai peur d’écrire un nouveau livre. Même si ce journal fonctionne comme une œuvre d’art, ce n’est pas un livre au sens où un roman de 250 pages destiné à concourir pour un prix à la rentrée littéraire l’est (ce qui est désormais le modèle du livre, le modèle du livre, ce n’est pas Finnegans Wake, pas Mille plateaux, pas les Philosophische Untersuchungen, pas Silence). Je m’objecte que j’ai écrit Habitacles, mais Habitacles n’était pas destiné à devenir un livre, simplement une suite de cahiers qui ont fini, bonheur mais hasard aussi, par devenir un livre. J’ai peur d’écrire un nouveau livre parce que j’ai le pressentiment qu’il ne serait pas publié et je n’ai pas envie d’affronter encore une fois un échec de ce genre. Je n’en ai pas le courage. J’ai envie de vivre, pas de souffrir (même s’il faut parfois souffrir pour vivre, je ne désire pas la souffrance, je désire la vie). Je n’écris pas de nouveau livre pour ne pas avoir à prendre mon petit paquet métaphorique sous le bras et démarcher les gens qui comptent dans l’espoir que quelqu’un aimera suffisamment peu l’argent pour envisager d’en perdre en le publiant, pas envie d’avoir l’impression de mendier, pas envie de découvrir ce que je sais déjà, que je suis fini, que personne ne croit en moi, fini avant même d’avoir commencé. Il faudrait que je surmonte cette peur, pourrais-je me répliquer, que je fasse preuve de résilience, mais pourquoi ? Personne ne m’attend, personne ne me désire, les articles dans la presse, les prix littéraires, les honneurs, ce sont les autres qui les ont, pas moi ; qui serait assez fou d’ailleurs pour me récompenser d’une quelconque façon que ce soit ? J’ai peur d’écrire un nouveau livre — ce qui ne signifie pas que je n’en suis pas capable, j’en ai commencé plusieurs, à vrai dire, mais voilà, ils ne peuvent pas supporter le poids de cette peur et, terrifiés, demeurent à l’état d’ébauches inachevées. Supporter le poids de cette peur, ce journal le peut, lui, qui me permet de dire ce que je ne pourrais pas dire ailleurs, que j’ai peur, que le champ littéraire dans lequel je suis pris de fait est un obstacle à la créativité, comme on dit, un obstacle à l’invention, à l’imagination, à la fiction, — que le champ littéraire est un obstacle à la littérature. De fait, si je n’écris pas de nouveau livre, n’est-ce pas à cause de ce champ littéraire ? Ce qui ne change pas grand-chose à l’histoire de la littérature, j’en ai bien conscience : personne ne m’attend, personne n’a besoin de moi. Et je peux le comprendre, et je peux vivre avec, et je vis avec, mais je ne peux pas écrire un nouveau livre dans ces conditions-là. La peur me paralyse. Je pourrais tenter de me duper moi-même. J’y ai pensé ce matin, je me suis dit : Regarde Habitacles, pourquoi est-ce que tu ne ferais pas la même chose, pourquoi est-ce que tu ne procéderais pas cahier après cahier ou chapitre après chapitre, le livre se ferait sans même que tu t’en rendes compte ? Et c’est vrai que c’est une possibilité, que ce n’est peut-être pas aussi bête que ça en a l’air, c’est vrai, c’est vrai. Est-ce que cela revient donc à me dire que j’ai tort d’avoir peur ? Non, parce que ma peur est fondée, elle n’a rien d’irrationnel. L’irrationnel, dans le contexte que je viens de décrire sommairement, et que je n’ai pas besoin de décrire plus précisément, et que je n’ai pas envie de décrire plus précisément, parce que je n’ai pas envie de me plaindre, je suis jaloux, oui, cela m’arrive, je l’ai dit l’autre soir à Nelly quand j’ai appris que son auteur avait eu un prix, toujours le même, qu’est-ce que je peux le détester, je ne le connais pas, mais je le déteste, l’irrationnel serait de me mettre à écrire un nouveau livre, de préférer la nécessité de le faire à l’intelligence de la situation, d’être donc en quelque sorte bête, de me faire bête, de m’aveugler, de trouver la force qui me permettrait de refuser de voir la réalité telle qu’elle est — le champ littéraire se moque éperdument de moi —, refuser de la voir pour inventer quelque chose qui donnerait un livre. Mais à quoi bon ? Si je trouvais à quoi bon, peut-être que cela me permettrait de surmonter ma peur, mais à quoi bon ? Je ne crois pas au paradis, pas plus qu’à l’enfer, pas à la postérité, je ne crois qu’à l’oubli dont je fais déjà l’objet depuis que je me suis mis en tête de publier la vie sociale, c’est la vie, sociale, c’est ainsi, qu’y puis-je ? Peut-être que commencer par m’avouer que j’ai peur, c’est-à-dire : ne plus me contenter de ressentir la peur, mais la nommer, l’exprimer, peut-être est-ce un bon début, à défaut d’être un bon livre, un bon sujet de livre, peut-être, mais je n’en sais rien. Je ne me plains pas, si je le faisais, je n’aurais pas peur de le dire. J’ai peur. Et je n’ai pas peur de dire que j’ai peur.