13.11.21

La page d’hier n’avait rien de rhétorique. Au contraire. Qui le comprend, qui la comprend, me comprend. Un inconnu sur FMR. R. aussi, qui m’écrit pour me parler autant d’écriture que d’amitié. Dans le cahier des éclaircies, repensant à certaines choses que j’ai notées hier ainsi qu’à d’autres qui m’ont frappé ces derniers temps, je note les propositions que voici. // La littérature est l’ennemie de la littérature. // La littérature — en tant que « champ littéraire » — s’oppose à la littérature — en tant qu’invention, imagination, fiction, pensée. // Il faut détruire la littérature — en tant que champ littéraire et jusqu’à l’idée que l’on s’en fait ; — le romanesque ne peut pas être la norme car, en tant que telle, il est castrateur. Le roman à sujet — qu’il fasse scandale ou soit plein de bons sentiments ou défende les opprimés — est cela même avec quoi il faut en finir. Sa lisibilité extrême — quand même elle serait marouflée sous un prétendu travail sur la langue — nous condamne à l’illisibilité, une analphabétisation par excès de lettres, par excès de thèmes, de sujets, par excès de livres, par excès du livre qui, à courir après un sens accessible, se vide de tout sens, parle, parle, mais pour ne rien dire. Ne rien dire, tel est in fine le désir du champ littéraire : mettre en circulation des coquilles vides, de purs objets dont la consommation comme acte accompli en soi puisse procurer une jouissance finie. Comme, dans le champ littéraire, tout livre est destiné à être remplacé par un autre (fût-ce celui de son auteur même, le prochain), aucun livre ne doit pouvoir demeurer : il faut que le livre s’oublie afin que son souvenir ne perturbe pas l’achat du suivant. Que vaudrait, en effet, un consommateur qui aurait la tête pleine de ce qu’il vient de lire ? Il n’achèterait plus rien. Lire interdit désormais de relire : c’est un acte pur qui se consume lui-même avec son objet et doit donc sans cesse être répété dans la nouveauté du neuf. // Comme la littérature dysfonctionne, il faut inventer autre chose. Peu importe le nom. Casser le cycle vicieux de la nouveauté. // Un livre qui ne contiendrait pas la possibilité en soi qu’il soit le dernier ne mérite pas d’exister, et à plus forte raison d’être lu. // Tout livre doit porter en lui la possibilité de la fin du livre, la fin de la littérature, la fin du monde. // N’est-ce pas logique, entretenant des pensées de ce genre, que je ressente le besoin de me replonger dans Finnegans Wake ? Logique, rationnel de se passionner pour un texte qui semble défier ainsi la logique, la raison, mais qui, en vérité, en participe pleinement. Il est simplement rigoureux, à l’encontre de tout esprit de concession. En ce sens, c’est la littérature. Je commence par lire à haute voix, puis découvre, un peu par hasard, la lecture qu’en a faite Patrick Healy dans les années 1990. Tiens le livre ouvert tout en l’écoutant le lire. Expérience schizauditive intéressante. Je constate qu’il commet des erreurs de lecture, bute parfois sur des mots, comment cela ne serait-il pas ? Mais, au-delà de ces détails, ne pouvant écouter Joyce lui-même lire son livre en entier, je trouve du sens à écouter un Irlandais lire un tel texte à haute voix, texte d’aède, qui fut vraiment conçu pour cela : être lu à haute voix, et qui renoue donc en l’explosant de l’intérieur avec la grande tradition de la littérature, texte qui est donc bien plus proche d’Homère que ne l’est Ulysses qui ne renvoie pas à Homère en tant que figure de l’aède, mais à ses supposées productions, par allusions, références, thématiques, mais pas dans la nature même d’une pratique, — ce qu’est la littérature. Avant d’être un art, avant d’être un machin qu’on enferme dans un champ avec ses codes, ses rites, ses figures, sa mythologie, la littérature est une pratique. N’est-ce pas avec cela qu’il faut renouer ? Joyce l’avait compris.