J’étais en train de rêver de Raskolnikov quand Daphné, malade, s’est réveillée. (Rêver de Raskolnikov, c’est-à-dire : théoriser dans mon sommeil à son sujet.) S’il n’y a pas de lien de causalité entre ces deux événements, on ne peut pas décréter non plus qu’ils sont étrangers l’un à l’autre, Raskolnikov étant lui aussi malade, on peut l’affirmer sans crainte, même si l’on ne peut l’affirmer sans craindre d’enfoncer des portes ouvertes, malade du nihilisme. Nihilisme : maladie de toutes les époques. En fait, le nihilisme n’est pas une maladie propre à une époque, c’est le nom que l’on donne à l’époque en tant qu’elle est malade. Et toutes les époques sont malades. Tout comme, d’un autre point de vue (parfois, minoritaire, comme il semble que ce soit le cas aujourd’hui), elles sont en bonne santé. Ensuite, dans un demi-sommeil étrange, sombre et sans fièvre, je me suis fait une réflexion sur le goût. Nous — c’est-à-dire : notre époque, notre époque qui, fascinée par son propre spectacle, ne s’analyse jamais qu’en tant que culture —, nous ne concevons plus le goût que comme la manifestation publique du dressage culturel dont tel ou tel individu a fait l’objet. Alors que le goût, en premier lieu, est la réaction de l’individu à son environnement, environnement qui peut le menacer ou lui être favorable. Ne voyant plus le goût que comme « marqueur social », nous avons perdu l’habitude de nous écouter nous-mêmes, ou plutôt d’écouter la voix de la nature qui parle en nous, qui nous parle sans cesse, qui nous informe, nous incite, nous met en garde, exprime son appétit, son désir, repousse d’une grimace ce qui se signale comme toxique, nuisible. Comme nous sommes devenus convaincus que le goût s’éduque, qu’il s’éduque intégralement, nous voyons tout goût qui tendrait à résister au dressage de l’époque comme une déviance, l’expression d’une mauvaise nature, d’une nature qui n’a pas été réformée. L’autodestruction à laquelle cette culture du goût donne lieu, n’est pas un phénomène violent, brutal, ce n’est pas un déchaînement, c’est un processus long d’affaissement, d’affaiblissement, de décroissance. (Enfants obèses.) Une esthétique qui se coupe de son origine (la lutte pour la vie) est dangereuse pour l’individu dont elle est l’esthétique. Mal dormi de fait. Sensation de fatigue (yeux collés, cheveux gras). Dans notre lit, Daphné est blottie sous d’épaisses couvertures. Ses encyclopédies sur les Mayas, les Incas et les Aztèques, ainsi que les volumes de la quête du Graal (le Roman de Merlin, Perceval ou le conte du Graal, le Chevalier de la charrette, Ivain, le chevalier au lion, la Mort du roi Arthur), lui tiennent compagnie. Nous sommes reliés à l’univers (le monde dans son ensemble) par un sentier des plus étroits qui gravit son versant le plus abrupt.

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