L’autre jour, par ennui, par désœuvrement, par faiblesse, je cherchais quelque chose à regarder à la télé, n’importe quoi, pourvu que cela me fasse passer le temps. Parce que j’en avais entendu dire le plus grand bien, sa réalisatrice et actrice principale avait même été primée pour son rôle dedans, quand j’ai pris le film en route, je l’ai regardé, pour voir, me disant : « Après tout, ne faut-il pas donner sa chance à la culture populaire ? » Eh bien, non, il ne faut pas. Le film s’appelait Aline, comme le prénom de son héroïne qui, en fait, ne s’appelle pas Aline, mais Céline, comme le prénom de la chanteuse dont il était censé raconter la vie. Mais pourquoi alors ne pas avoir appelé le film, Céline ? Déjà, ça faisait réfléchir. Un peu trop même. Tout est ridicule (pour écrire ce mot « ridicule », je suis allé chercher la définition de « lächerlich » dans le dictionnaire, c’était ce mot lächerlich que j’avais envie d’écrire, comme dans cette déchirante sentence de Thomas Bernhard), tout est ridicule dans ce genre de films parce que le spectateur sait déjà ce qu’il va se passer (par tautologie, racontant la vie de gens connus, la vie de ces gens est connue) et que, donc, l’essentiel du film consiste à revivre des moments connus, à faire comme si ces moments se déroulaient là, devant nos yeux, d’où la nécessité de la ressemblance, au sens le plus primaire du terme, de la ressemblance des personnages avec les personnes qu’ils incarnent, le jeu ne consistant plus à faire semblant, mais à faire ressemblant, à singer une réalité dont on feint la présence, d’où il découle que tout est feint, à commencer par les émotions que l’on est supposé ressentir : ces émotions, le spectateur ne les ressent pas devant le film, ce ne sont pas des émotions esthétiques comme celles qu’une œuvre d’art procure, le spectateur joue à les ressentir, il fait comme s’il était présent avec les personnes au moment où cette scène que les personnages incarnent à l’écran a réellement eu lieu. Jouant à y assister, il joue à vivre la vie des autres. Si les humains ont inventé la fiction, ce n’est pas parce qu’ils étaient incapables de rejouer des événements qui avaient réellement eu lieu, mais parce que les émotions que procurent les fictions sont chargées de quelque chose de plus que la seule émotion, elles sont chargées de l’intelligence de l’émotion. Être triste au théâtre parce que le personnage qui aime n’est pas aimé en retour, ce n’est pas la même chose qu’être triste hors du théâtre parce que la personne que j’aime ne m’aime pas en retour : l’émotion esthétique (l’émotion procurée par une œuvre d’art) est chargée d’une intelligence, d’une compréhension de l’émotion simple que je ressens dans une situation semblable à celle que je vois sur scène. Mais les deux situations n’ont pas à être ressemblantes : je ne ressemble pas à Iphigénie, et ma famille, si dysfonctionnelle soit-elle, ne ressemble pas aux Atrides, mais je souffre avec les personnages que je vois, que j’admire, que j’aime, auxquels je m’identifie et ce, d’autant plus qu’ils ne sont pas vraisemblables, ne font pas référence à une vie que mes semblables ont vécue. Transportées dans le tout-autre, mes émotions en sont d’autant plus vraies, d’autant plus sincères, d’autant plus esthétiques. L’émotion esthétique est double : elle est l’émotion qu’elle est et, en plus, elle est la compréhension de ce qu’enveloppe et exprime cette émotion qu’elle est. La simplification à laquelle condamne l’exigence de réalisme dont le faire-ressemblant participe, mais à l’inverse aussi l’excès de fiction, comme dans ces mythologies ready-made qui ne s’ancrent dans aucune culture, ne sont que des variations sur un thème rabâché, du fantastique sans sentiment d’étrangeté, de la science-fiction sans savoir ni imagination, cette simplification est un appauvrissement de l’expérience esthétique et, par suite, n’ayant plus de compréhension esthétique de mon expérience, de l’expérience ordinaire. Si j’ai pu donner l’impression de parler avec mépris de la culture populaire, c’est moins à l’encontre du populaire de la culture que de la culture elle-même. Je m’explique. Les idées neuves dans le monde d’aujourd’hui ont environ cinquante ans (un peu plus, en réalité, mais simplifions). C’est la raison pour laquelle des jeunes gens peuvent citer des articles de Barthes qui ont été écrits il y a un demi-siècle comme s’il était leur contemporain (de fait, si étrange que cela puisse paraître, il l’est). Quand des romanciers veulent passer pour intelligents, ils mettent en scène Roland Barthes dans la position scabreuse du polar, ou alors ils citent le rhizome de Deleuze et Guattari, ou alors ils citent le biopolitique de Foucault, dont les œuvres, elles aussi, ont cinquante ans. Et le pire, c’est que ça marche. Je vais dire pourquoi, mais tout d’abord je dois prévenir une objection. On pourrait en effet m’objecter que ce n’est pas une question de date, et c’est vrai, mais ce n’est pas tant la date que le daté que je souligne : notre modernité est datée, de même que, sous l’épais vernis de la déconstruction, notre métaphysique dualiste est datée (parce que, oui, mes sœurs et mes frères, nous croyons encore à l’âme et au corps). À cause de ce daté que, pour des raisons de circulation mondiale des idées (ce qu’on a appelé la french theory, bien que née en France il y a plus d’un demi-siècle, a d’abord connu le succès aux États-Unis d’Amérique, d’où elle nous est donc revenue quelque cinquante ans plus tard, avec le semblant de fraîcheur qu’apportait ce décalage temporel — en effet, il y a quelques années encore nous autres, Français, ne savions pas traduire « deconstructing », croyant que c’était un mot américain, ce « déconstruction » que Derrida avait pourtant trouvé tout bêtement dans le Littré —, mais puritanisée par des mœurs à nous étrangères, et qui deviennent désormais les nôtres, ce qui change tout), à cause de ce daté que nous ne percevons pas, nous vivons dans une illusion de modernité. En plus du daté, il y a ce décalé, ou effet de décalage, si l’on préfère, qui fait que nous ne sommes pas en phase avec nous-mêmes : nous trouvons modernes des choses qui ne le sont pas, ou qui le sont trop (au sens historique de la modernité dualiste), et toute notre culture souffre de cette ambiguïté, que renforce la croyance en notre nouvelle idole, l’argent. Nous croyons d’autant plus volontiers à ces auteurs qu’ils marchent déjà, nous leur faisons d’autant plus confiance qu’ils vendent déjà, qu’ils n’ont plus à faire leurs preuves. Ainsi, jouissons-nous de la modernité sans avoir à pâtir de ses inconvénients : là où les avant-gardes sont risquées, parce qu’elles peuvent échouer, la nôtre, vieille de cinquante ans, connaissant depuis longtemps les avantages matériels que procurent les gros tirages des traductions mondiales, est déjà validée par le marché capitaliste. Nous n’avons pas à craindre d’être abandonnés en rase-campagne sur l’autoroute de l’histoire ; nos héros y foncent déjà à toute allure. Pour parodier le vocabulaire marxien, réduite à sa pure valeur marchande, la culture n’a plus de valeur d’usage. Autrement dit, réduite à sa pure utilité, la culture ne sert plus à rien ; elle ne permet plus de rien comprendre. Dans cette perspective, on devine que j’ai eu tort de parler de « culture populaire », cette expression appartenant à une autre époque, révolue, ou qui n’a pas encore eu lieu : dans un monde où la culture est réduite à sa seule valeur marchande, il ne faut pas qu’il y ait de différence entre les niveaux de culture, entre le haut et le bas, entre le populaire et l’avant-garde, tout doit pouvoir se confondre, tout doit pouvoir se convertir dans ce qui fut jadis son contraire. Une telle culture semble parfaite parce que, tout se valant, personne n’en est exclu, personne n’est abandonné en rase-campagne sur l’autoroute de l’histoire, tout le monde semble accepté à bras ouvert, venez comme vous êtes, jolies petites brebis égarées, sauf qu’elle ne résout aucun problème, ne permet de résoudre aucun problème, n’offre aucune compréhension des émotions, des sentiments, des difficultés infiniment complexes auxquelles les êtres humains, tout au long de leur vie, sont confrontés. Ce n’est pas le souci d’une telle culture, laquelle ne sert plus à rien, asservie qu’elle est à l’utilité, au fonctionnement rentable du marché universel.

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