Couru dix kilomètres ce matin, et c’était vraiment bien. Pas la performance, qui n’a pas d’intérêt en soi, et pas même pour moi, à vrai dire, mais ma présence là où je me trouvais. Tournant autour du jardin, je me suis dit à un moment que c’était le plus bel endroit du monde, ce qui était sans doute exagéré, il est probable en effet qu’il n’y ait pas un seul plus bel endroit du monde mais bien plusieurs plus beaux endroits du monde, dont je ne dresserai pas la liste ici même, bien que j’aie réellement ressenti la chose ainsi, parce que je me sentais bien, parce que j’étais là où je voulais être, je me suis demandé comment j’avais pu vouloir aller vivre ailleurs qu’ici, et puis, continuant de tourner, cette pensée, le mouvement giratoire l’a chassée, il n’y avait plus que ma seule et parfaite existence, c’est-à-dire : tout ce qui importait — ce qu’on appelle « le monde » (et si on ne le fait, on le devrait). Est-ce fallacieux ? Je ne le crois pas. Je connais une partie de l’ensemble des objections que l’on pourrait formuler à l’encontre de ma prétendue perfection du monde et du moi, monde et moi qui font en réalité un et le même, que le capitalisme et le communisme détruisent la planète et que nous allons tous mourir brûlés vifs au terme d’atroces souffrances, que si l’on n’a pas constamment présent à l’esprit l’imminence de cette destinée, on est un salaud, mais ce ne sont pas des objections, ce sont des prêches de pacotille ; tout est bon pour que tu culpabilises, on appelle ça, l’éco-anxiété, ça fait moderne, mais les ressorts sont vieux comme la société, vieux comme l’humanité. Moi qui cours, je ne fais aucun mal. C’est vrai, mais si les objections de mes contemporains sont faibles, l’objection de Musil, elle, ne l’est pas : si tu ne fais aucun mal, fais-tu pour autant quelque bien ? La morale peut-elle se satisfaire d’être purement négative (ne pas faire le mal), ne doit-elle pas avant tout être positive (fais le bien) ? Musil avait juste, qui faisait commencer le mysticisme avec cette exigence de bienfaisance. Fais-je le bien ? Aucune idée. Après avoir couru, je me suis assis sur un de ces fauteuils verts que la République met à la disposition des usagers du jardin. J’ai eu l’impression que la couleur avait changé, mais que je me sois trompé ou non, je me suis assis et j’ai levé la tête. À travers le feuillage des arbres, je voyais le ciel gris perle percer, et cela, cela aussi, c’était parfait. Peut-être, après tout, que ce qui compte, ce n’est pas le bienfait, mais le parfait : quelque chose qui serait moins de l’ordre de la perfection (en tant qu’état stable, immuable, contemplatif, méditatif) que de la parfaisance, comme boucler la boucle, ne fût-ce que pour faire un tour du jardin.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.