29.8.22

Il y a les écrivains qui volent d’amours fortes et impossibles en passions dévorantes et tragiques, et puis il y a ceux qui amènent les enfants faire une pêche aux canards un dimanche après-midi aux Buttes-Chaumont. Les modes de vies respectifs des uns et des autres ne préjugent en rien de la qualité des livres dont ils sont les auteurs — le fait que les premiers déchargent leur livraison tous les deux ans chez le même éditeur que celui qui a fini par refuser de publier les ouvrages des seconds laisse toutefois présumer que l’activité des premiers consiste à pisser la copie tandis que l’anonymat des seconds tendrait plutôt à garantir leur authenticité —, mais il est certain que les premiers jouiront des faveurs médiatiques que les seconds ignoreront non sans une certaine tristesse, d’aucuns diraient : « de l’amertume ». Mais laissons là cette question sémantique. Que les premiers ne se croient pas trop vite arrivés par les apparences de leur réussite : la quarantaine qui les guettait a fini par les rattraper et déjà l’attrait magnétique qu’ils exerçaient sur les belles en pâmoison les pousse sur la pente glissante le long de laquelle sans qu’il s’en rende compte le jeune premier devient un vieux beau, passablement ridicule. Les seconds, ayant appris bien avant de passer la barre fatidique, que tout est fugace et qu’un bureau d’écrivain peut se métamorphoser sans que personne n’ait crié gare en table à langer, font preuve d’une humilité qui illumine leur œuvre : autant leurs vies sont banales et d’un ennui mortel, autant leurs livres sont profonds et déchirants. Là où les premiers cherchent dans les louanges tarissantes de la presse la preuve qu’ils ne sont pas que de vulgaires poseurs pour photographes de seconde zone, et ne l’y trouvent pas, que du contraire, les seconds ont appris dans l’image que reflète le miroir de la salle de bains et sa lumière cruelle que l’écriture n’est vraie que tissée des fils entrelacés de la destruction et de l’échec. Les premiers sont ainsi, les seconds aussi. Et l’on chercherait en vain à les réconcilier. Pourtant, ce serait drôle, à défaut, imaginons, une émission de télévision qui les confronterait l’un à l’autre : quand le représentant des premiers remettrait sa mèche bouclée de noir en place une fois de trop, le représentant des seconds saisirait l’occasion et son cou pour lui faire payer toutes ces années passées dans l’indifférence, le mépris, les couches et les gourdes de compotes bio. Là, en lieu et place de l’invariable litanie de platitudes, l’édifice de propos convenus, l’armada de banalités d’autant plus sordides qu’elles semblent bienveillantes et sincères, l’humanisme ventripotent, l’air du temps vicié, là, on aurait enfin du spectacle. Mais il n’en sera jamais rien. Le représentant des seconds en prendra conscience, un dimanche soir, sur le quai du métro qui le ramènera chez lui. Il regardera son épouse et son enfant, fera un bon mot pour plaisanter,  se moquer de lui sans pour autant occulter totalement la vérité qui l’accable, caressera le rêve d’une vie qui aurait pu être la sienne, d’une existence plus romantique qu’il aurait pu vivre, mais qu’il ne connaîtra jamais, et qu’à vrai dire il ne désire même pas, ou peut-être, il n’en sait rien, il s’en fout, il fait des phrases qui n’intéressent personne, mais il les fait quand même, parce qu’il les aime, parce qu’il les trouve belles. Il regardera sa femme et son enfant et se dira qu’il les aime et qu’elles sont belles, elles aussi, qu’elles valent toutes les gloires dérisoires dont les premiers se satisfont seulement parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas espérer mieux ; on a un peu de talent, certes, mais une once de génie, nenni. Que peut-il bien faire, lui, pendant ce temps, le représentant des premiers ? Je ne sais pas. En fait, je n’ai jamais lu ses livres. De son existence, je n’en ai connaissance que par ouïe-dire. Par ouïe-dire et par erreur. Je ne sais pas très bien pourquoi j’ai écrit ce fragment narratif. Enfin si, je sais très bien pourquoi, mais je me demande encore pourquoi je suis passé à l’acte. Je crois qu’il y a quelques mois encore, j’aurais laissé ce fragment à l’état d’idée vague, le genre de celles qui viennent sur le quai d’un métro, on se dit qu’on devrait, quand même, que ce serait bien, mais on hésite, on pense à ce que vont ressentir les autres, ce qu’on va penser de soi, et on abandonne l’idée. Le temps de rentrer à la maison, l’idée s’est évanouie et le sentiment, la lucidité qui en était la cause, aussi. La raison est-elle qu’il y a quelques mois, je ne vivais plus à Paris ? Je crois que c’est une explication possible. L’atmosphère change-t-elle à ce point les choses ? Je ne sais pas si c’est une question d’atmosphère. Je ne sais pas de quoi c’est une question, je crois que l’écriture s’offre de nouveau à moi comme un territoire de possibilités, et que je veux passer à l’acte, j’allais dire : je veux toutes les passer à l’acte.