26.10.22

Il y a bien longtemps que les incompris n’ont plus la cote. Et qu’il est difficile d’être subtil dans une époque qui ne l’est pas, mais lourde. L’emploi d’un adjectif tel que « politique » comme compliment pour louer la qualité d’une œuvre ne signifie pas que l’œuvre en question puisse résoudre quelque problème politique que ce soit ni qu’elle soit à même de déclencher une quelconque révolution, mais simplement que l’œuvre peut être ingérée en l’état et digérée sans guère fournir d’efforts ; en somme, qu’il y a déjà un usage pour l’œuvre, qu’elle peut immédiatement être mise au service de quelque force idéologique qui existe déjà, c’est-à-dire qu’elle est inoffensive. Que le consommateur soit tranquille, elle ne lui pèsera pas sur l’estomac. Incompris se condamne sans doute à l’être qui ne s’intéresse pas aux usages déjà répertoriés, aux vocabulaires déjà entrés dans le dictionnaire, mais à des manières de dire, de sentir, de vivre qui n’ont pas encore cours, mais qui sont à même de nous permettre de mieux comprendre les choses. Quelles choses ? Toutes les choses. L’autre jour, j’ai écrit une critique « féroce », comme l’a dit Nelly à qui je l’ai donnée à lire et qui est, à part moi, la seule personne à l’avoir lue, d’un livre à qui « la Presse » avait réservé un accueil très favorable, l’auteur étant considéré partel quotidien comme « puissant et inventif ». Or, il n’en est rien. Le livre est mauvais, tout simplement mal fait, dépourvu du moindre savoir-faire technique qui permet de bâtir un roman qui tienne la route, les personnages sont des caricatures franchouillardes d’une mauvaise adaptation cinématographique de Millénium, lequel déjà ne brillait pas par sa finesse et, en fait de « dystopie », puisque c’est le mot dans l’air du temps, il n’y a qu’une prise de position caricaturale sur notre époque, d’autant plus insignifiante qu’elle ne présente aucun danger, qu’elle est rigoureusement convenue. Ayant écrit cette critique, je me suis dit que je ne pouvais pas la publier, qu’elle ne servirait à rien : je pensais chacun des mots que j’avais écrits, mais ces mots, m’a-t-il semblé, ne pourraient rien signifier. Bref, je me suis autocensuré. Et je crois que je l’ai écrite d’autant plus librement, cette critique, que je savais que je ne la publierais pas (ce qui lui confère une sorte de supplément de vérité). Pourtant, tout ce qu’on peut lire dans les journaux au sujet du roman dont je parle est faux, et cela crée un distorsion qui n’est pas sans gravité entre la réalité et ce qu’on dit de la réalité. De fait, 99% des ouvrages mis en circulation sur le marché du livre sont mauvais, franchement illisibles et intellectuellement indigents. Le fait qu’on prétende le contraire contribue à déformer la perception qui est la nôtre de la réalité. Pour le dire en un mot : on ne comprend plus rien à rien. Et il faut être suffisamment fort pour faire confiance à son jugement plutôt qu’aux affirmations convaincues mais erronées des organes chargées de formater l’opinion publique. Tout est faux, et il est impossible de le dire, non parce qu’il est faux que tout est faux, mais parce que c’est vrai, mais qu’il faudrait pour le faire entendre instaurer des conditions de vérité qui ne sont tout simplement pas celles de l’époque dans laquelle nous vivons. À la place de la critique sur ce mauvais livre, j’en ai écrit une autre sur un bon livre, qui a paru dans le journal, et peut-être est-ce mieux ainsi. D’un certain point de vue, je le crois. Mais, d’un autre, il me semble qu’il manque quelque chose, que quelque chose fait défaut. Il faudrait que je puisse publier ce texte, c’est-à-dire qu’une entité ayant la dimension d’une institution le soutienne, le publier sur mon blog n’ayant, en effet, absolument aucun intérêt pour la fonction qu’une critique de ce genre devrait remplir. Je n’ai pas effacé le texte en question (que j’ai écrit deux fois, qui plus est). C’est peut-être imbécile à dire, mais je le conserve pour la postérité, comme une sorte de témoignage que, durant le premier quart du XXIe siècle, tout le monde n’était pas dupe de la supercherie où l’on nous avait condamnés à vivre. Les incompris n’ont plus la cote et, contrairement à ce que l’époque raconte (c’est l’un des aspects de « la supercherie »), la raison n’en est pas que tout le monde est compris, que tout le monde est accueilli, accepté, reconnu comme il est, mais que l’espace public et les possibilités d’expression infinies qu’il porte virtuellement en lui, l’espace public a été confisqué, privatisé et que ce qu’il est permis d’y dire obéit à des conditions strictes qu’il n’appartient à personne de discuter, pas plus les citoyens ordinaires que les écrivains extraordinaires. La déformation de la perception de la réalité n’est pas simplement problématique en cela qu’elle nous donne une image fausse, faussée de la réalité, mais parce qu’il n’est pas question d’en discuter. Une image fausse dont on peut discuter est une erreur. Ce sont des choses qui arrivent : tout le monde peut se tromper. Mais qu’est-ce qu’une image fausse qu’on n’a pas le droit d’interroger ?