À quoi tient-elle, au fond, la différence entre Paris et Marseille ? Là-bas, traverse Paul, c’était Josette Fratacci qui, amoureusement, regardait son chien caguer dans le mistral. Ici, c’est Lambert Wilson qui, un matin au jardin du Luxembourg, le contemple déjecter, l’air un peu inquiet tout de même de se voir ainsi exposé. Là-bas, c’était Charlie qui, défoncé à la ganja sur les coups de deux heures du matin, on s’en souvient, sortait sur son balcon pour hurler à la mort d’Yvan Colonna, en survêtement de l’OM. Ici, c’est Augustin, petite moustache et t-shirt xs, qui envoie les infrabasses au cœur de la nuit et, l’haleine chargée d’alcool, joue au petit coq. À quoi ? À rien. C’est la grande continuité de l’espèce humaine, et il est inutile de s’acharner contre elle. D’autant que la misère n’empêche pas la grandeur, si microscopique soit-elle. Ainsi, comment ne pas aimer l’enfant quand elle récite cet extrait de la Recherche qu’on lui a donné à apprendre à l’école ? On peut toujours détester la vie, lui trouver tous les défauts du monde, on peut toujours l’aimer aussi. Après les trois pages et quelques de notes, prises hier au musée du Louvre, dans le carnet au bison rouge, j’ai écrit les deux phrases que voici : « N’aie pas peur de l’imperfection du monde. N’aie pas peur de la perfection du monde. » Aphorisme qui peut s’entendre comme une conséquence des pages de notes prises juste avant lui et comme une remarque d’ordre générale, sur la sagesse (de la vie), pour employer un mot qu’on n’utilise plus guère. Mais qu’utilise-t-on comme mots ? Ici, je ne ferai pas la liste de peur de gâcher quelque chose, mais il est certain que quiconque n’écrit pas aussi contre les mots du temps, leur omniprésence, la domination qu’ils exercent sur nous, est un escroc. Le monde est imparfait et parfait, en même temps, c’est le même monde qui l’est, simultanément, et l’on aurait tort de l’accabler au nom de son imperfection tout autant que l’on aurait tort de s’enorgueillir de sa perfection ; ces deux dimensions contradictoires et complémentaires de l’existence doivent être accueillies ensemble, ensemble et à bras ouverts. Pour profiter pleinement d’un rayon de soleil qui, l’espace d’un instant, traverse les nuages et la fenêtre pour venir à moi, je ferme les yeux, quand même, pour dire toute la vérité, il me dérange aussi, m’empêchant d’écrire comme je suis en train de le faire. On ne peut pas dire la vérité si l’on ne dit pas toute la vérité : on ne peut pas comprendre l’expérience si l’on ne se laisse pas pénétrer par la totalité de l’expérience. On peut ne vouloir qu’une chose ou son contraire (où le ou est exclusif : « ou bien a ou bien ¬a » et pas les deux), il n’empêche que l’univers ne saurait être réduit à une telle alternative ; l’univers est le tissu cousu de la chose et de son contraire. Chaîne et trame sont indissociables. Dans un nouveau rayon de soleil, je ferme les yeux, me recule sur le dossier de ma chaise où je m’étire, saisis ma guitare et joue jusqu’à avoir mal au muscle situé entre le pouce et l’index de la main droite. Et puis, je recommence.