Lu, ou relu plutôt, la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec. Qui, si elle n’épuise pas la place Saint-Sulpice, semble en revanche épuiser son auteur, qui se plaint, a froid, se met à boire, trouve chez toute connaissance qui le croise un prétexte pour se détourner de son objet, ne sait plus très bien ce qu’il fait là, semble avoir des hallucinations, se répète. Et puis, écouté un grande partie de l’Atelier de Création Radiophonique intitulé Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, année de la parution de La vie mode d’emploi, ou un peu moins de quatre ans après la tentative saint-sulpicienne des 18, 19 et 20 octobre 1974, et parmi les choses qui me gênent, je crois, dans cette démarche (géniale, je le dis en passant, mais je ne veux pas oublier de le dire même si cela va sans dire), c’est l’idée d’aller quelque part pour faire cette expérience. Cette expérience-là, ne peut-on pas la faire n’importe où ? Ne pourrais-je pas la faire, ici et maintenant, depuis l’endroit où je me trouve assis, et n’est-ce pas le génie de cette expérience de pouvoir être faire n’importe où ? À la fin d’Espèces d’espaces (1973-1974), Perec écrivait : « Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure ». // L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que quelques lambeaux informes : // Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. » Où il y a quelque chose du Cygne de Baudelaire, bien sûr (« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie // N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, // Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, // Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »), mais un étrange désir de permanence que, paradoxalement, me semble-t-il, la description méticuleuse en direct de ce qu’il se passe à tel endroit à tel moment échouera toujours à enregistrer, contrairement peut-être à l’allégorie qui tient moins de la description que du sentiment, dont le propre est peut-être de retenir. C’est ce que constate Perec dans sa Tentative : il y a toujours quelque chose qui échappe. Et comment en serait-il autrement ? Pour accomplir le dessein d’échapper au temps, il faudrait vivre tous les temps en même temps, ce qui précisément, comme Proust l’a montré, est impossible : en voulant sauver quelque chose, on ne sauve rien du tout parce que, en vérité, les bribes ne sont jamais suffisantes, elles ne sont jamais les bonnes bribes parce que les bribes que nous voulons sauver sont celles qui tombent dans l’oubli : nous voulons sauver de l’oubli ce qui est tombé dans l’oubli. Notre serpent ne se mord pas la queue, il y a toujours ce petit bout qui lui échappe, un petit bout qui est le plus important, parce qu’il tombe dans l’oubli ; or il est tombé dans l’oubli. Il n’y a que quelque chose d’autre que le réel qui permet d’en saisir quelque chose qui ne périt pas : une fiction. Ou, comme disait Kafka, « Odradek ». « Odradek qui, comme le disait Walter Benjamin, est la forme des choses tombées dans l’oubli. »