Le paradoxe, bien sûr, c’est que nous existons moins et existons plus, que nous existons moins parce que nous existons plus mais que, même si nous existons plus, nous n’en existons pas moins moins, il se trouve toujours que nous souffrons d’un moins d’existence quand même nous jouirions d’un surcroît d’existence, l’un ne va pas sans l’autre. S’agit-il dès lors de faire la part des choses ? Ce paradoxe du plus et du moins s’entend-il au sens d’une chance qu’il faut saisir d’une part quitte à s’exposer au danger de l’autre, la malheur est-il toujours le prix à payer du bonheur, ne pourrait-il en être autrement ? Qu’est-ce que je raconte ? Quelque chose comme : le chemin de l’originalité et le chemin de la solitude sont un seul et même chemin, sauf que je n’ai rien d’un présocratique, moi qui suis venu bien longtemps après la mort de Socrate, moi qui suis né bien loin d’Athènes. Mais quand tout le monde raconte que le génie, ça n’existe pas, que le talent, ça n’existe pas, que l’originalité, ça n’existe pas, que l’intelligence, ça n’existe pas, et dieu sait quoi d’autre encore, n’est-ce pas l’indice qu’il y a dans ses assertions sûres d’elles-mêmes quelque chose de fondamentalement suspect ? On ne détruit pas les mythes par amour de la vérité (cela, il n’y a que les philosophes qui le font, et on tient en la personne de Socrate un bon exemple du genre de sort que la société leur réserve), on ne le fait jamais que pour prendre le pouvoir. Et d’autres mythes viennent remplacer les anciens mythes. Putsch qui ne dit pas son nom, on efface le nom de quiconque déborde du cadre du récit du nouveau dogme. Les bibliothèques privées tiennent lieu de mémoire, elles conservent le souvenir des vaincus, ce qu’on ne trouve plus dans les rayons des librairies, ce qui se voit désherbé en bibliothèque, notre propriété privée le sauve. Notre malheur, simplement, c’est que nos appartements au confort moderne sont trop petits pour accueillir tous les livres qu’on y voudrait mettre. Et le fantasme d’une maison à la campagne est moins le fantasme de la mise au vert que celui d’une pièce immense, d’une pièce ou de plusieurs consacrées au rangement de nos souvenirs immémoriaux contenus dans les livres. Une utopie paisible articulerait ainsi l’existence autour de deux pôles, le dedans de la bibliothèque et le dehors de la promenade. Ce ne seraient pas les seuls (chacun est libre d’imaginer tous ceux qui lui plairont ou même de continuer à vivre sa grise existence), mais ils formeraient un axe de circulation entre ce qui est à moi et ce qui n’est à personne, le privé et le public, maintenant la différence tout en permettant le passage de l’un à l’autre. Mais qui pense encore à Socrate avec cette angoisse baignée qui est le signe vrai de la peine. « Cela ne pourrait plus avoir lieu », vraiment ?