vingt-deux février deux mille vingt-trois

Sur Instagram, on peut voir des vidéos où Slavoj Žižek explique quel est le point commun entre le bouddhisme et la psychanalyse, quelles sont les origines quantiques de l’univers ou encore quelle est la signification profonde du Kinder Surprise, et cette vision de l’intellectuel en machine logorrhéique n’a rien de très rassurant quant au destin de l’espèce humaine dans la mesure où une intelligence artificielle moyennement développée pourrait tenir des discours similaires avec la même voix nasillarde et le même anglais de boutique. Est-il plus rassurant que, sur Instagram, on puisse voir aussi, sans solution de continuité ni la moindre tentative de hiérarchisation des contenus, des vidéos de raton laveur chatouilleux ? Pas vraiment, cela aussi une intelligence artificielle moyennement développée pourrait le faire. Et, d’ailleurs, tout cela, c’est une intelligence artificielle moyennement qui le fait. Que nous nous en remettions pour penser, pour sentir, pour vivre à des machines ou à des individus qui singent maladroitement des machines, non, cela ne laisse rien présager de bon, et l’on se demande à vrai dire, à part la pure et simple destruction, quel pourrait être un avenir désirable pour notre planète. On peut trouver des explications à tout, tout connecter avec tout, mais cela, non, cela ne s’appelle pas à proprement parler penser, ni penser ni rien. De fait, la pensée semble devenue hors de tout contrôle, elle paraît mener une vie autonome sans commune mesure avec les intérêts, les désirs, les angoisses, les peurs, les espoirs des personnes qui sont effectivement sensées penser. On peut tout justifier, tout expliquer, tout comprendre, un tel pouvoir est l’expression même de la nature de la raison, mais cela n’est pas suffisant : pour qu’il y ait du sens, encore faut-il qu’il y ait quelque chose de sensé. Cela, ce sensé, qui ne se chiffre pas, ne se laisse pas dire en formules générales ni définitives, ce sensé qui est plein de scrupules et de doutes, ce sensé est ce qu’il y a de plus difficile à appréhender, à exprimer et, pourtant, c’est à cela qu’une vie devrait être consacrée, à formuler quelque chose, ne serait-ce qu’une chose, quelque chose qui mérite de l’être. Dans ce sensé, il y a du sens, certes, de la pensée, donc, mais aussi du senti, lequel ne se rend pas facilement, attache l’individu au monde dans l’expérience. Tous ces agents rationalisateurs, capables de tout expliquer, de tout justifier, la guerre, un œuf Kinder ou les origines de l’univers, sacrifient le sensé de la pensée, le sentiment de l’intelligence aux puissances purement techniques chargées de tout monétiser. Ce n’est pas tant qu’on ne puisse pas échapper au capitalisme, c’est que tout est fait pour s’y enfoncer chaque jour un peu plus en profondeur. Nous sommes vendus et sommés en sus d’applaudir à la transaction. Le nivellement universel n’est pas une chance pour l’individu devenu un peu plus démocratique, c’est la forme que prend la marchandisation de l’expérience, laquelle dilapide tout le sensé pour ne conserver que des conjonctions qui se peuvent multiplier à l’infini. Et, et, et, et, et, etc. ad inf., voilà comment on atomise l’expérience pour la livrer démembrée au marché. Sans liaison des phénomènes autre que rhapsodique, plus rien n’est possible que n’importe quoi. Alors vas-y, scrolle jusqu’au bout de ta vie, scrolle, c’est le but de ta vie.