vingt-quatre février deux mille vingt-trois à Rome

Comment ne pas être en admiration devant l’enfant qui dessine tout en chantonnant ? À San Pietro in Vincoli, assise sur les marches à côté du Moïse de Michel-Ange, au dos d’une feuille où étaient imprimés les billets pour visiter l’infâme Colisée, Daphné dessine ce qu’elle voit de ses yeux d’enfant merveilleuse. Si le dessin est loin d’être parfait, la vie qu’il exprime, elle, l’est — assurément. Un peu plus tôt dans la salle Pietro da Cortona de la pinacothèque des Musei Capitolani, sans que nous ne comprenions très bien pourquoi, elle avait entrepris de dessiner le buste de Benoît XIV qui surplombe la pièce, avec les emblèmes de  la papauté, allant même jusqu’à copier l’inscription en latin qui se trouve en-dessous, épigraphiste improvisée, et dont faute de ce précieux document je ne parviens pas à me souvenir. Car, malheureusement, le carnet où cela était consigné a été perdu ; d’où le verso de l’infâme billet. À son âge, il va sans dire que je n’avais pas une vie esthétique aussi riche et profonde que la sienne (ce qui ne l’empêche pas de regarder des dessins animés ni d’imaginer en riant dans son labyrinthe imaginaire — le forum romanum — un minotaure dotés deux pénis aussi durs que du cristal) et ainsi, la voyant, je me fais l’impression d’être un benêt. Ce que je suis sans aucun doute, là n’est pas la question. Mais alors où est-elle, la question ? Nulle part. Pas de question, pas de réponse. Je ne suis même pas certain d’aimer encore cette ville, pas plus que je ne suis certain de ne pas l’aimer. Non, je ne suis certain de rien, mais c’est l’époque qui veut cela, non ? Qui pourrait être encore saisi par l’émotion quasi absolue dont, dans ses Promenades dans Rome, Stendhal dit qu’elle l’envahit au Colisée ? Ce n’est tout simplement plus possible : tout a été vendu au commerce, et le touriste se trouve comme coupé de lui-même, toute expérience esthétique lui étant interdite. Pourtant, elle était encore possible pour Stendhal, non ? Ou bien était-elle déjà truquée ? Peut-être, mais la masse n’existait pas encore. Tu n’es pas là pour jouir, tu es là pour consommer, dit désormais le capitalisme au touriste, ce qui n’est tout de même pas la même chose quand même consommer donnerait l’illusion de jouir. Jouissance qui est fausse, absolument fausse : si, en temps normal, il est très difficile de prouver que le bonheur que procure le capitalisme n’est pas un faux, dans le cadre de l’expérience esthétique, c’est trop simple ; — coitus semper interrumptus, hordes sauvages de consommateurs lâchés dans l’arène, tous les coups sont permis pour faire jusqu’à la nausée le même selfie. Dans l’expérience que vend à faire le capitalisme, il n’y a rien d’authentique, tout est standardisé, réitérable à l’infini. De fait, la FULL EXPERIENCE qui permet de descendre dans le bout d’arène reconstituée sentir le frisson morbide et imbécile du gladiateur n’est rien moins que pleine, totale, complète, elle est dénaturée, elle est l’expérience du vide, du vide qui se monnaye. Est-ce que ce que j’admire dans mon admiration de l’enfant, ce n’est pas la possibilité d’un regard neuf, la chance d’un tel regard — innocent ? Aussi, pour remplacer le carnet perdu, lui en avons-nous offert un autre, où exercer toute l’innocence de son œil. Sur le fond rouge fragola de sa couverture, des vespas font route vers le Colisée. Vacances romaines qui, pour kitsch qu’elles soient, ne cessent pas pour autant d’être désirables, n’est-ce pas ?