21.4.24

« You’re a lucky man », — ce que voulait dire par là le touriste asiatique qui s’est adressé à moi en ces termes, n’ayant pas pris le temps de m’arrêter pour m’enquérir de ses intentions, je ne le saurai jamais. Ce n’est pas la première fois, je le note en passant, que le touriste asiatique vante mes mérites ainsi dans la rue même où il me croise ; la fois précédente, le douze mai deux mille vingt-trois, c’était la bonté (ou faut-il dire la « bonneté » ?) de mon aura dont il avait fait l’éloge, je m’en souviens, mais est-ce une raison suffisante pour m’interpeler de la sorte alors que je ne demande rien à personne, me contentant de passer ? Rien ne ressemble plus à une main tendue qu’une main tendue, serait-on tenté de dire, et pourtant, rien ne ressemble moins à une main tendue qu’une main tendue : la main qui tue, la main qui mendie, la main qui salue, toutes ces mains sont des mains tendues, mais aucune de ces mains tendues ne fait la même chose. En tant que telle, la main tendue n’existe pas, en tant que telle, ce n’est qu’un membre insignifiant qui pourrait tout aussi bien pendre dans le vide, ce n’est que l’intention qui tend la main qui compte, — le geste. Et l’intention du touriste qui interpèle l’indigène dans la rue (avec cet odieux « you » à l’indistinction telle qu’on ne sait s’il signifie « tu » ou « vous ») ne peut pas être interprétée sans autre forme de procès. Pour savoir ce qu’il veut dire, le touriste, c’est ce que je veux dire, il faudrait lui parler, mais qui peut avoir envie de parler à des touristes à Paris ? La ville leur est déjà vendue, faut-il aussi que ses habitants le soient, faisant d’eux des sortes d’esclaves postmodernes, absolument dévoués à la tâche de servir les messies du capitalisme qui viennent faire tourner à plein régime l’économie du marché de la compromission, de la démission, de la soumission ? Mais où était-ce ? Rue de Réaumur ou rue du Quatre Septembre ? Où me suis-je fait remarquer que, si on supprimait tout le bruit inutile, tout le vacarme superflu, on vivrait dans un monde infiniment plus agréable ? Une énorme moto venait de passer avec son cortège de décibels vrombissant, une femme cambrée se tenait solidement agrippée au torse de son mâle pilote, et rien de tout cela ne méritait un tel signalement sonore. Insignifiant tapage de l’existence. En réalité, la vie sociale si perturbée, si dérangée, que la véritable écologie n’est pas celle qui protège une nature fantasmée (l’ai-je déjà noté, ici ? je le crois, mais tant pis si je me répète : le désir de nature est proportionnel à la distance qui nous sépare de la nature, plus nous sommes loin de la nature dans nos modes de vie, nos lois, nos envies, nos hobbies, nos lubies, et plus est pressant notre désir de nature, laquelle se présente en réalité sous la forme domestiquée et inoffensive d’une image d’Épinal), mais celle qui nous préserve de la folie, celle qui met en place les conditions de notre survie dans un environnement hostile ; — l’écologie est d’abord une affaire d’écoute (ce que j’appelais jadis, « une acouphènoménologie »), d’oreille tendue, pas de main tendue, ainsi d’involution de l’organe, coquillage qui se recourbe sur lui-même pour se protéger de l’agression et continuer de fonctionner. — La conscience qu’il n’y a pas de silence est la condition de possibilité de l’écoute. —