22.4.24

Tant de choses m’échappent, il me semble. M’échappent, vraiment ? Je ne sais pas si, le disant, je suis sincère. La semaine dernière, en Dordogne, rien ne semblait m’échapper, tout était là, parfait, et il n’y avait pas de distance entre le monde et moi, en tout cas, si elle existait, cette distance, je ne la sentais pas. Alors pourquoi la sens-je à présent ? Parce que je suis un imbécile, — probablement. Après avoir reçu un avis de passage m’informant qu’un facteur avait voulu me remettre un lettre recommandée en mon absence, ce qui a eu le don suprême de m’angoisser, évidemment, cherchant ce que j’avais bien pu faire de mal pour qu’on m’en veuille au point de vouloir me remettre une lettre recommandée, j’ai fini par me rendre compte que je n’avais pas payé ma dernière cotisation à l’URSSAF, cotisation que j’étais persuadé pourtant d’avoir payée, sauf que ce n’est pas elle que j’ai payée, mais ma cotisation à l’IRCEC, cotisation que j’ai confondue avec l’URSSAF, comme si deux ne faisaient qu’une, alors que non, je devrais le savoir, les choses sont bien plus compliquées, chacun la sienne, et alors, je me suis senti soulagé, quand même je ne sais pas ce qu’il y a dans ce courrier recommandé, peut-être une convocation en vue de me signifier ma radiation du SERF, le Syndicat des Écrivains Ratés de France, mais je ne me souviens pas d’y avoir jamais adhérer. Mais c’est idiot, qui voudrait y adhérer ? Personne, bien sûr, les adhésions au SERF sont automatiques, on ne radie que ceux qui, par miracle, par accident, par malentendu, finissent par avoir du succès ou sont vraiment trop mauvais, même, pour y demeurer, qu’est-ce que j’en sais ? M’échappaient-elles, les choses, ce matin, quand je suis sorti marcher ? Je ne crois pas, non. Mais la vérité, c’est que je ne marchais pas là où je marchais, je crois que je marchais encore en Dordogne, dans ma tête et donc ailleurs, comme la semaine dernière, dans la réalité, et quand j’ai écoutée cette émission sur Thoreau et Reclus, hier au soir, à la radio, avant de m’endormir, où un des intervenants se trouvait être un écrivain vivant en Dordogne (dans le Bergeracois, précisément), cela m’a semblé parfaitement normal. Ce qui m’a semblé moins normal, c’était cet autre intervenant qui laissait entendre — je crois, mais peut-être que, déjà, je dormais, peut-être que j’ai rêvé — que pour Thoreau tout est politique, parce qu’il m’a semblé que c’était précisément le contraire, et que l’anarchisme — mot qui me déplaît, mais enfin, il faut bien se faire comprendre — est justement l’affirmation que tout n’est pas politique. C’est un refus de l’affirmation aristotélicienne selon laquelle l’être humain est par nature un animal politique, ou du moins la défense de l’idée que, si l’être humain est par nature un animal politique, la liberté consiste dans le retrait, la fuite, le refus de la politique au profit d’une autre nature, plus réelle, peut-être. Les deux ans et deux mois passés par Thoreau dans les bois sont une expérience de pensée en actes — raison pour laquelle, en fait, il n’est pas allé si loin que ça, parce que ce n’était pas un exploit qu’il cherchait à accomplir, aujourd’hui, on s’attend à ce que les gens réalisent des performances, et qui ne traverse pas l’Atlantique à pied passe pour un moins que rien, mais ce n’est pas cela, la performance, penser, ce n’est pas cela, la performance, vivre — pour démontrer qu’une autre existence est possible (« No way of thinking or doing, however ancient, can be trusted without proof », écrit Thoreau). Et, au fond, peut-être que Walden Pond et la Dordogne, les troubadours et les philosophes, ne sont pas si éloignés que certaines apparences rapidement survolées pourraient le laisser penser. Il doit y avoir un espace qui échappe à la politique, c’est-à-dire à la socialisation forcée du regard non-désiré, l’omniprésence de l’autre, sa domination totale. Il faut partir à sa recherche.