23.4.24

Le nez collé au nombril, ce petit orifice bouché paraît immense, en effet, mais dézoomant progressivement pour parvenir à une vision plus lointaine, à l’échelle de la maison, de la ville, du pays, du continent, de la planète, du système solaire, de l’univers, de l’infini, il ne semble plus qu’une infime particule de rien du tout. Un tel écart d’échelles suffit-il à se prononcer avec certitude pour décider laquelle de ces deux visions — le zoom ou le dézoom — est la vraie ? Je ne le crois pas. Pour trancher, disons-le ainsi, il faudrait peut-être tâcher de savoir laquelle des deux visions nous rend le plus heureux, mais cela encore est susceptible de variations, non ? Parfois, j’ai envie de ne penser qu’à moi, parfois, je voudrais disparaître. Voudrais-je disparaître ? Voudrais-je ne penser qu’à moi ? Non et non. Qu’il n’y ait pas une vision plus vraie qu’une autre, c’est le genre d’idées qu’on sent partout autour de soi quand on respire l’air du temps, et peut-être n’est-ce pas tout à fait faux, mais « pas tout à fait faux », cela veut dire aussi « pas tout à fait vrai », alors on finit par se replier sur l’idée de sa pure subjectivité, « Moi, ça me plaît » résonnant dans le chaos assourdissant des opinions les plus bigarrées comme une sorte de déclaration définitive ; au-delà, toute conversation deviendrait inutile sinon dangereuse, même. Peut-être manque-t-il, pour se faire un tableau complet de la situation, mieux que le chaînon, le cordon absent, lequel nous relia à l’autre, d’où nous tirâmes toute la nourriture de notre origine. Et ce lien disparu à l’autre est le signe quoique vacant de notre relation intime à l’univers, où tout a toujours été fait de la même matière. Alors nous sommes des particules, certes, quasi le néant à l’échelle de l’infini, mais nous sommes intimement liés à cet infini, et quasi tout et presque rien, c’est à peu près la même chose ; à l’échelle d’une commune matière, les distances nous rapprochent, qui n’égalisent rien, mais ne séparent pas non plus. Il y a des différences et elles sont sublimes, mais faut-il qu’elles m’humilient ? Que j’aie le sentiment de mon infimité, cela ne signifie pas que je doive concevoir quelque ressentiment contre mon infirmité supposée, — loin s’en faut : je ne souffre pas de quelque défaut de fabrication, telle une anomalie, une monstruosité, non je suis mon genre, et je suis parfait. Dans le premier chapitre de Walden, Thoreau opère une redéfinition fascinante de la philosophie, laquelle il identifie à l’économie de la vie (« that economy of living which is synonymous with philosophy », écrit-il) comme recherche pratique des conditions de l’existence et il déplace la question « Qu’est-ce que la philosophie ? » sur un autre terrain : « Comment construire sa maison ? » où « l’art de la vie » (« the art of life ») prend un sens profondément anti-métaphysique. Même l’idée d’immanence semble prise en défaut parce que le concept n’a de sens qu’au sein du couple d’opposés immanence vs. transcendance. C’est un tout autre horizon qui s’ouvre, c’est-à-dire : une autre perspective, une autre approche, une autre attention. Et il ne s’agit de rejouer une scène un peu imbécile qu’on nommerait « retour à la nature » à tous les âges de l’histoire, c’est un tout autre chemin que prend Thoreau, mais de ne plus se concevoir comme séparé. Il n’y a pas ni dedans ni dehors, tout peut se retourner, et chaque point de vue est susceptible de varier à l’infini. C’est ce que veut dire Thoreau quand il se moque des cours théoriques que suivent les étudiants de Cambridge : « they should not play life, écrit-il, or study it merely, while the community supports them at this expensive game, but earnestly live it from beginning to end. How could youths better learn to live than by at once trying the experiment of living ? » « Essayer l’expérience de vivre », la formule est parfaite : la vie n’est pas un objet — plus largement, comme il n’y a ni dedans ni dehors, il n’y a ni sujet ni objet —, mais une expérience avec ses saisons, ses reliefs, ses humeurs, ses échelles, ses nuances, ses atmosphères. Il faut tout vivre et non pas un petit fragment seulement. Il faut tout vivre et non pas humilier le petit fragment. De son nombril à l’infini.