27.4.24

Je préfère passer la sangle et, la guitare collée contre moi, jouer tout ce qu’il me passe par la tête, être tout entier dans la musique que j’improvise ce faisant, plutôt que de me perdre en considérations vaines sur l’état du monde. Si je considérais l’état du monde, ou seulement l’état de cette infime partie du monde où je vis, qu’est-ce que cela m’apporterait ? Est-ce que cela me procurerait un sentiment de puissance, d’importance,  une sorte de satisfaction morale, propre à qui sait ce qu’est le bien et le sachant, le fait, comme toutes ces bonnes gens qui éructent, on les voit à la télé, elles aiment bien ça, être filmées, même si elles se cachent derrière des slogans, des idées préconçues, des préjugés, elles aiment se montrer, d’autant qu’on a les yeux rivés sur elles et, si on n’y prête pas attention, on s’imagine que c’est cela, et cela seul, le monde ? Ce n’est pas vrai que c’est cela, et cela seul, le monde, ce n’est pas vrai, mon corps collé à ma guitare, c’est cela, cela aussi, le monde, et qu’il n’y ait que moi qui entende ce que je joue, quand je ne branche pas ma guitare dans mon amplificateur, cela ne signifie pas que ce soit moins le monde que cela, les sons vibrent dans mes oreilles et vibrent dans l’univers font vibrer l’univers. Ce n’est pas du plaisir que je ressens quand je joue de mon instrument, est-ce que je ressens un quelconque sentiment ? je n’en suis pas certain, non, alors qu’est-ce ? Eh bien, la perfection. N’être nulle part ailleurs que là où l’on est, être sans distance par rapport à ce que l’on est en train de faire, se trouver dépourvu de toute intention préalable, ne viser aucune action postérieure, épuiser l’existence dans le moment que l’on est, n’aspirer à rien d’autre que cette durée, se tenir dans la finitude la plus exacte, voilà en quelques mots ce que c’est que la perfection. On devrait être en mesure de s’interdire toute activité qui n’épouse pas ces critères. Qu’on ne le puisse pas, qu’on soit toujours contraint de composer, de transiger, d’effectuer des actes qui s’étendent au-delà d’eux-mêmes — tant dans ce qui les précède et qui participe d’une volonté (et toute volonté est une volonté qui n’est pas la nôtre) que dans ce qui leur succède, les fruits qu’ils portent, et qui tendent à une autre fin qu’eux-mêmes, une fin à laquelle nous sommes étrangers, quand nous n’y sommes pas purement et simplement indifférents —, c’est la preuve que nous ne sommes pas libres, la preuve que la liberté n’existe pas. Ne peut être libre que l’acte autotélique, dont la finitude n’est pas un défaut, pas un manque, pas un appel à autre chose que lui-même, mais la forme que prend sa perfection quand il est à lui-même sa propre fin. Nos actes sont allotéliques parce que nous méprisons la perfection — que nous voyons comme une sorte de tache que laisse une rigueur excessive sur nos actions —, parce que nous avons des idées derrière la tête, parce que nous avons des idées partout et que nous sommes obsédés par l’idée de les exprimer, par tous les moyens, et généralement par la violence, la domination d’autrui qu’on réduit au silence, qu’on nie. Nous aimerions la perfection comme forme de soi — accomplissement de soi en soi — si nous n’avions pas si peur de la finitude, si nous l’acceptions pour ce qu’elle est ; la dimension spatiale et temporelle de notre existence, de l’existence de toutes choses. Et où suis-je, moi, quand j’écris cela ? Dans le même univers que la musique ? — Je le crois.