De son vivant, Juan Rodolfo Wilcock (1919-1978) accomplit un certain nombre de prouesses : il vécut de part et d’autre de l’Océan Atlantique, à Buenos Aires puis à Rome, villes capitales de chacun des hémisphères où il écrivit des livres en espagnol et en italien, et se lia d’amitié avec la fine fleur de l’intelligentsia littéraire de son temps : là-bas, Borges, Bioy et Ocampo ; ici, Moravia, Morante et Calasso. En revanche, il dut attendre d’être mort depuis un an déjà pour que lui soit enfin accordée la nationalité italienne, nationalité qu’il avait demandée cependant qu’il n’était pas encore sous la terre fantôme sans os. Mais il est vrai que l’État a toujours un temps d’avance sur la vie.
Si Wilcock n’illumine pas désormais des feux de sa prose la postérité, c’est sans doute que celle-ci, en plus d’être passionnément inculte, est bien trop souvent ingrate. Un livre comme la Synagogue des iconoclastes occupe en effet une place majeure dans la tradition littéraire qui va du Schwob des Vies imaginaires au Vila-Matas de l’Abrégé d’histoire de la littérature portative ou de Bartleby et compagnie, en passant par le Bolaño de la Littérature nazie en Amérique et, bien évidemment, le Borges de l’Histoire universelle de l’infamie. Mais si elle permet de comprendre certains aspects de l’œuvre de Bolaño et de Vila-Matas, l’écriture de Wilcock ne saurait en revanche se réduire purement et simplement à celle de ses illustres prédécesseurs.
Galerie de portraits (trente-cinq, si ce n’est un peu plus, presque tous inventés, mais certains ayant vécu une vie bien réelle), cette Synagogue des iconoclastes est bien davantage qu’un simple recueil de courts textes. Il s’agit d’un temple érigé à la gloire des savants imbéciles, des charlatans fous, des inventeurs ratés, des médiums hallucinés, des utopistes idiots, des illuminés en tout genre et de leurs semblables. Un tombeau littéraire, un panthéon du délire et de la fiction qui ne cesse de donner la parole à des personnages toujours plus fascinants les uns que les autres, toujours plus humains les uns que les autres, surtout. L’ironie infatigable de Wilcock, alliée à ses prodigieux dons de conteur, traque inlassablement la médiocrité, la nullité, la bêtise qui, dans le monde bien réel dans lequel nous sommes condamnés à vivre, produisent chaque jour ceux que l’on tient à l’occasion pour les génies, les héros, les sauveurs providentiels de l’humanité.
C’est dire que dans l’écriture de Wilcock, la fiction est inséparable de la morale. Oh, quand je prononce ce gros mot de morale, je ne veux certes pas parler de celle au nom de laquelle un nombre quasi constant de directeurs de conscience, au prétexte qu’ils auraient accès à un savoir supérieur, ou simplement parce que c’est leur fonds de commerce, s’acharnent sans relâche à humilier l’ensemble de la population. Non, aux yeux de l’ironiste, ce genre-là de morale est tout simplement inqualifiable. Et l’on a bien plutôt affaire à une morale qui dessine les contours d’une vie meilleure en détruisant tout ce que cette vie-ci — celle que nous vivons malgré nous, malgré tout — a d’insupportable, d’abrutissant, de vil. C’est une sorte d’édification négative que Wilcock expose dans les détails biographiques de ses sujets, son goût des ratés devant se lire comme un rire sceptique qui interroge les fondements même de nos croyances, de nos certitudes.
Comme je l’ai évoqué en passant, certains des personnages qui habitent la Synagogue des iconoclastes ont bel et bien existé, d’autres sont des homonymes, d’autres encore sont de pures inventions de l’auteur. Et, à la lecture, on ne sait pas toujours très bien ce qui est inventé et ce qui ne l’est pas (ce qui n’est d’ailleurs pas sans procurer un certain plaisir au lecteur). C’est qu’il arrive quelquefois, en effet, que les frontières entre la réalité et la fiction s’estompent, que les différences entre les deux se brouillent. Or, cela se produit toujours au sein de la fiction. Il faut un récit pour que là où il n’y avait que des faits, adviennent des possibilités. Les esprits tortueux, pour ne pas dire torturés, qui peuplent ce livre sont un peu à l’image de l’écrivain en ce sens qu’ils refont le monde à leur façon. Cependant, ils oublient toujours que ce n’est jamais là qu’une fiction. L’écrivain, quant à lui, parce qu’il sait qu’il œuvre dans un univers de son invention, se souvient toujours de l’irréalité de ses propositions. Elles tendent moins à passer à l’acte qu’à éclairer sous un jour nouveau les formes de vie qui sont les nôtres.
Lecteur de Wittgenstein (des Recherches philosophiques, qu’il fait mettre en scène par un catalan dénommé Llorenz Riber), Wilcock savait probablement qu’il n’y a rien de caché derrière le langage, rien à quoi, accablant par là-même notre impuissance, il renverrait sans fin, mais qu’au contraire, celui qui le scrute avec attention, en fait son pain quotidien, découvre les causes des maux chroniques dont nous sommes accablés. En tout cas, sa prose ne semble jamais manquer d’arracher au sol de nos croyances les mythologies qui y sont déposées.
Il eut la consistance d’un fantôme, Armando Aprile. Il ne reste aucune trace de lui, sauf un nom qui semble faux et une adresse qui n’était pas la sienne sur des affiches collées un jour dans les rues de Rome. Éphémère utopiste, il proposa un ordre au monde, mais le monde, semble-t-il, ne le prit pas en considération.
Juan Rodolfo Wilcock, La synagogue des iconoclastes, traduit de l’italien par Giovanni Joppolo, Paris, Gallimard, 1977.