17.3.17
Ce matin au réveil, j’ai pensé à cet ami qui, après mon départ de la prépa HEC où nous faisions nos études à Marseille, m’avait répondu, quand je lui proposai de nous voir, qu’il ne pourrait pas parce qu’il était (je cite) overbooké. Avant, je n’avais jamais entendu de “vraie personne” employer ce genre de mots-là, je savais bien que des gens se servaient d’expressions similaires, mais je m’imaginais qu’ils appartenaient à une sorte d’univers parallèle dans lequel je ne pénétrerais jamais. Apprendre qu’en fait, ils étaient déjà parmi nous fut un choc terrible. J’en ris, mais j’en conçus aussi un sentiment désabusé à l’égard de l’humanité, m’apercevant qu’en effet, dans son immense majorité, elle est infréquentable. Il y a quelques jours, via les réseaux sociaux, j’ai appris qu’il s’apprêtait à voter Macron. Y a-t-il lieu de prendre cet air étonné ? J’ai pensé à lui parce que c’est la deuxième fois en quelques semaines que quelqu’un, un ami, c’est ainsi que l’on dit, me semble-t-il, m’explique qu’il n’a pas le temps de faire telle ou telle chose avec moi, un peu comme si ce schéma de l’overbookisme se répétait dans ma vie à des années de distance. C’est sans doute vrai, qu’ils n’ont pas le temps. Je n’en doute pas un seul instant. Cette semaine, par exemple, jusqu’à présent, moi, je suis allé chercher Daphné tous les jours, j’ai joué avec elle, je l’ai couchée seul deux soirs, j’ai préparé trois-quarts des repas, fini mon article sur Pàmies, rédigé sept questions pour un éventuel entretien avec lui, traduit un article pour Feuilleton, fini la traduction d’un petit livre sur Sidi Larbi Cherkaoui, commencé la traduction d’un troisième, tenu mon journal, commencé un nouveau texte qui n’existe qu’à l’état de manuscrit, suis allé courir deux fois, m’apprête à y aller une troisième dans la matinée, ai perdu mon temps, aussi, et caetera. Et encore, je trouve que je ne fais pas assez de choses, si j’étais plus concentré et moins fainéant, je pourrais travailler plus. C’est John Cage, je crois, qui dit que plus on fait de choses, plus on a de temps pour en faire. Mais, en l’occurrence, ce n’est pas la bonne façon d’aborder le problème : tu as autant de temps que tu as d’envie. Les gens, ces soi-disant amis, n’ont pas envie. Je ne dois pas être assez intéressant, passionnant, engagé, sexy, je ne sais pas quoi, je dois être trop moi. Tant pis, je n’en conclurai rien d’autre, sinon que ce qui me manquera le moins, quand j’aurai quitté Paris, ce seront mes amis.
Un soir, au Cour Julien, en sortant d’un concert d’Hawksley Workman, j’ai pris des coups de poing qui m’ont conduit aux urgences (quelques points de suture à l’arcade sourcilière gauche, rien de plus). L’ami avec lequel je me trouvais alors m’avait expliqué au moment où je montai dans l’ambulance qu’il ne m’accompagnerait pas parce qu’il ne supportait pas les hôpitaux. C’est le même qui s’était réjoui (pour rire, avait-il pris soin de préciser ensuite) quand j’avais échoué à l’oral de l’Agrégation de philosophie. Mais je crois en l’amitié. Comment pourrais-je faire autrement ?
Ne crois pas en une forme ou une autre de misanthropie, ce n’est pas cela du tout, même si j’aurais des arguments pour la défendre, éventuellement. Il y a des gens que j’aime sincèrement, il forme une famille. Simplement, tu ne peux pas avoir foi en l’humanité quand elle se comporte comme tu vois qu’elle se comporte. Et je ne suis pas non plus en train d’essayer de te faire croire que je vaux mieux que le reste de l’humanité, dont je me fous pas mal, à vrai dire, non, ce que je voudrais dire, peut-être, c’est qu’il faut se concentrer sur un noyau dur, un élément de stabilité dans le chaos des jours qui passent. — C’est pour cette raison, je le sais, que je n’ai pas cessé d’écrire quand tout (ou presque) me suggérait de laisser tomber, parce que le sens de la vie était là, personne d’autre (ou presque) ne le voyait, mais moi, oui, là, dans cette activité qui assurait une continuité, là même où pourtant il n’y a jamais que du désordre, de la contingence, et une absence totale de signification.