8.12.17

L’ennui avec les questions, ce sont les réponses. C’est toujours comme ça. Tant qu’on se pose une question, tant qu’on ne cherche pas à y apporter une réponse, ou mieux encore : la réponse, j’entends par là : définitive, le dernier mot, quoi, tout va bien. Mais dès qu’on passe à l’étape suivante, les ennuis commencent. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Quand on se met en tête de vouloir répondre à cette question, on part sans doute de la prémisse du raisonnement implicite dans la question même : il y a quelque chose. Et en développant l’argument, qui est en fait une parodie d’argument parce que la réponse est déjà dans la question, on ne se contente pas de trouver des raisons plus ou moins bonnes (le hasard, Dieu, l’ordre de la nature, et caetera), non, on affirme ce qu’on trépignait d’impatience d’asséner : il faut qu’il y ait quelque chose. Simplement, l’homme est un pervers. Et la femme, à égalité. Les gens sont des pervers : dans les questions qu’ils affectent de poser, se trouvent les principes de leur ontologie et de la morale qu’ils élaborent pour la justifier. Il faut qu’il y ait quelque chose. Plutôt que rien. On ne peut pas vivre avec rien. Ce n’est pas possible. Et s’il y a du vide, il faut le remplir, à tout prix. Et pourtant, le vide, ce n’est pas si mal, n’est-ce pas ? Qui n’a jamais contemplé avec apaisement la blancheur immaculée d’un plafond légèrement crépi ? Cet apaisement que procure le vide, ne serait-ce qu’un vide relatif, le simple constat, disons, que là, non, il n’y a pas quelque chose, tout cela est insupportable à l’humanité dans sa grande généralité, laquelle souffre du désir inextinguible de remplir. De mettre quelque chose là où il n’y a rien, des choses là où il n’y en a pas. Des choses, seulement ? Non, des cultes aussi, des rituels, des cérémonies, des grand-messes où des atomes de perversité se rassemblent (il ne s’assemblent jamais vraiment, ils font semblant), se rassemblent pour former un peuple qui jouit de son génie : là où il n’y avait plus rien, là où, littéralement, il manquait quelqu’un, nous sommes parvenus à mettre quelque chose. Il faut qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, c’est-à-dire tout aussi bien : il faut faire quelque chose ; nous ne pouvons tout de même pas rester sans rien faire. « Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre. ». Écrivait Pascal, le moraliste. Désir de remplissage, de combler les vides, de boucher les trous. La culture tout entière est une technique de remplissage, de colmatage, le grand bricolage pour réduire au minimum l’empire du néant. Entreprise vouée à l’échec ? À l’évidence. Mais la culture n’a pas pour but l’épanouissement des masses, elle tend bien plutôt à les maintenir dans un état latent d’angoisse que seul quelque chose peut apaiser. Quelque chose plus quelque chose plus quelque chose plus quelque chose plus quelque chose plus quelque chose plus quelque chose plus quelque chose et caetera ad infinitum. Il faut que les gens vivent dans l’angoisse permanente du vide, dans la peur du manque, dans la terreur de l’absence, du trou béant qui est la seule chose manifeste pourtant, ou plutôt qui manifeste qu’il n’y a pas que des choses, qu’il n’y a rien la plupart du temps et que c’est très bien ainsi, que dans les vides, les trous, on peut rester sans rien faire. Sans rien faire, cela ne veut pas dire sans penser, sans imaginer, au contraire, plus tu fais de choses, plus tu remplis de trous, plus tu combles de vides, et moins tu penses, et aussi moins tu apaises, tu pèses lourd, ton ontologie obèse recouvre l’univers de son gras moral, dernier hommage, devoir de mémoire, jour du souvenir, culte des morts, cérémonie publique, défilé, manifestation, gerbe, pauvres fleurs.

Moraliste. Il fait la morale à la morale.

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