27.11.18

Si seulement je pouvais me contenter de détester tout.

Les gens sont obsédés par l’identité parce qu’ils manquent d’imagination. Enfin, non, je devrais plutôt dire : Les gens qui sont obsédés par les questions d’identité sont des gens qui manquent d’imagination. La première fois que je suis allé au Salon du livre, pour des Monstres littéraires, une personne importante s’était étonnée que, moi, qui m’appelle Orsoni, écrive sur l’Amérique latine, comme si, parce que je ne suis pas Latino-Américain, je ne pouvais pas écrire en Latino-Américain, comme si, moi, parce que je porte un nom d’origine corse, j’étais condamné à écrire des livres qui se passent dans des bars en Corse. Cette remarque — d’une intelligence rare — m’avait tellement décontenancé que je n’avais pas su quoi répondre et, de fait, n’avais rien répondu. N’est-ce pas pourtant cette force-là que fournit l’imagination, la force d’inventer, de s’inventer ? Quand je lis James Joyce ou Robert Musil, je n’ai pas besoin d’injecter dans le texte mes soi-disant racines culturelles, comme certains se sentent obligés de le faire, je peux devenir un Irlandais en exil et un ingénieur autrichien. Quand j’écris, je peux être n’importe qui, n’importe quoi. Un homme, une femme, un Noir, un Juif, un Blanc, un Arabe, un chien, un oiseau, une note de musique, John Cage, Énée, qui je veux. Pourquoi faudrait-il que je me contente d’être moi-même ? C’est toujours cette idée petite-bourgeoise de regarder à l’intérieur de soi et de toujours trouver la même chose. Moi, si je m’ausculte, je ne trouve pas une seule personne, mais des milliers, des personnes impossibles, des personnes si possibles qu’elles mériteraient d’avoir un semblant de réalité. Mais rester dans son petit monde, son petit univers d’origine, son ethnie, non. Nous sommes terrifiés par la mondialisation parce que nous sentons que c’est le monde qui nous mondialise. Et, à ce titre, nous avons raison d’avoir peur parce que le monde va nous transformer en ce que nous ne sommes pas et que nous ne voulons pas forcément être. Or, nous pouvons devenir des mondes, nous sommes des mondes, pas un seul. Plutôt que de laisser le monde nous faire, faire des mondes. Mais pour ce faire, il faut commencer par se demander ce qu’est le monde, cesser de se le représenter comme le Grand Autre, le père castrateur, la mère nourricière, ou l’inverse, je ne sais pas trop quoi, un immense phallus ou un vagin sans fond, ou les deux à la fois, quelque chose de terrifiant qui s’oppose à mon petit moi au-dedans de moi, et voir qu’il n’y a pas qu’un monde, mais une infinité, et qu’il est en notre pouvoir de les faire. Le drame, c’est un peu toujours le même : un jour, les réalistes ont pris le pouvoir et depuis ils refusent de le rendre à ceux qui ont de l’imagination.

Hier soir, pendant que je regardais Love avec Nelly, j’ai entendu à plusieurs reprises des gens crier dans la rue. Comme je suis d’un naturel curieux, j’ai fini par aller à la fenêtre histoire de voir ce qu’il pouvait bien être en train de se passer. Évidemment, j’aurais pu m’en douter, j’aurais dû m’en douter, c’étaient les voisins d’en-dessous qui faisaient des leurs. Dans la scène telle que j’y ai assisté, le mec tournait autour de sa voiture en tapant dessus, en essayant d’ouvrir les portes en vain, puis il reculait, se prenait la tête entre les mains, levait les bras au ciel, se frappait le torse, la tête, cependant qu’à l’étage, au cinquième, donc, la femme lui criait des trucs que je ne comprenais pas et que, pour comprendre, il aurait fallu que j’ouvre la fenêtre, mais le vent soufflait si fort que je n’ai pas voulu et puis en plus le mec aurait pu voir que je l’observais et je ne voulais pas qu’il s’en prenne à moi pour se venger de sa malchance. Combien de temps, le mec est-il resté comme ça, dehors, alors qu’avec le vent, il faisait très froid ? Je ne sais pas, une heure peut-être, peut-être plus. J’ai compris qu’il n’arrivait plus à ouvrir sa voiture parce que la clef ne marchait plus ou une autre raison que je n’ai pas perçue clairement, je n’avais pas franchement envie de savoir, tout ce qui m’intéressait, c’était ce spectacle édifiant et délicieusement drôle. Qu’il est bon de se moquer des autres quand ils souffrent des maux qui nous accablent aussi. Ne nous sommes pas nous aussi retrouver en effet dans l’incapacité d’ouvrir la porte de notre appartement dimanche dernier, au moment de partir à la plage ? Cette précision apportée, le lendemain matin, quand nous nous sommes levés, la voiture n’était plus là. Preuve qu’on parvient toujours à résoudre les petits problèmes du quotidien et qu’il ne sert à rien de tourner en rond, se frappant la poitrine et accusant le ciel, la nuit venue quand le Mistral souffle si fort et qu’il fait un froid de gueux. Mais aussi, ai-je dit à Nelly, ce n’est pas vraiment la peine, quand on vit à Marseille, d’aller au théâtre ou au cinéma, le spectacle est là, en permanence, partout, les excès des acteurs ont quelque chose du cabotinage, de la commedia dell’arte, certes, mais ce à quoi ils jouent est si fort, si puissant, qu’on en oublie certaines de leurs outrances. C’est la réalité même.

Beaucoup de choses à dire aujourd’hui. Trop.

Au déjeuner, une (notable car délicieuse) salade de noix, figues (sèches toutes deux), olives (de Kalamata), roquefort et chèvre, arrosés d’huile d’olive.

Marché jusqu’à la mer et retour. Un peu plus d’une heure et demie en tout. En passant, je suis allé embrasser Nelly au café où elle travaille et puis j’ai continué de marcher dans le vent et les embruns avant de remonter le Prado pour rentrer à la maison. Sentiment incomparable. De n’être pas quelque chose d’autre, mais de faire partie. C’est quand on oppose le moi et le monde, la culture et la nature, le Je et l’Autre, le dedans et le dehors, l’âme et le corps qu’on produit les plus grandes confusions. Et le dérèglement climatique. C’est ce que je me suis dit, oui.

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