Sainte Lucie de Zurbarán

Une collection de choses dont je ne connais pas le nom, mais que je cherche. À tâtons. Comme nous sommes toujours dans le noir, je cherche les yeux fermés. C’est ainsi que j’avance. À tâtons, donc. Une composition de choses. De toutes les choses. Posées là, toutes, dans le même temps. Dans le même espace. De ces choses, toutes, je garde l’image d’une sainte. Croisée un jour. Elle était perdue dans le coin d’une pièce, dans un musée où l’on n’aurait pas cru la trouver, quand même on l’aurait cherchée, là. Mais qui cherche encore les saintes du regard ? Les fous. Les aveugles. Et encore. Une collection de choses, une composition de choses, c’est-à-dire, peut-être, une leçon de choses. Tirer la leçon des choses. Dans le tableau du musée de Chartres (c’est là que je l’ai vue pour la première fois), la sainte avait les yeux fermés. Elle se tenait de profil. Dans sa main droite, celle qui se trouve du côté du spectateur, elle tenait un plateau. Sur ce plateau, ses yeux étaient posés. Les yeux regardaient fixement qui regarde le tableau. Visage pâle de la martyre, expression figée de ses yeux déposés (comment ne le serait-elle pas ?). Malgré l’horreur probable de la scène, ce n’est pas le sentiment qui domine l’ensemble. Une grande étrangeté, plutôt : comment tout cela peut-il se passer, de façon si réelle et si fantastique à la fois ? Cette femme qui se tient là, debout devant nous, est-ce l’esprit de la sainte ou la sainte soi-même ? Et ses yeux qu’elle nous présente, pourquoi nous les tend-elle ? Que nous veut-elle ? Témoigner. Ou que nous témoignions, nous, qui la regardons. Nous, qui voyons. Zurbarán — nommons le peintre puisque c’est lui qui a peint la sainte — Zurbarán a peint deux autres sainte Lucie. L’une vers 1645-1650, qui tient à main droite opposée au spectateur le plateau où se trouvent ses yeux (dans le sens inverse donc de la Lucie de Chartres), a les yeux ouverts levés au ciel. Elle se trouve à New York. L’autre, vers 1640, se trouve à Washington. Je vais les appeler par leur lieu de résidence actuelle. Dans ce tableau de Washington, qui date de la même période que la sainte aux yeux fermés, Zurbarán avait déjà peint la sainte les yeux ouverts. Et toujours ces yeux, posés sur le plateau. Posés sur le tableau. Quasi une anagramme. Tous ces yeux, qui dévisagent le spectateur parce qu’ils défigurent la sainte fixent, que font-ils, sinon fixer l’ambiguïté de la peinture ? Voir ce que figure un tableau (qu’il soit figuratif ou ne le soit pas, ce n’est jamais vraiment la question), c’est voir double. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de louche dans cette figuration. Les yeux de la sainte dans leurs orbites et les yeux de la sainte sur le plateau sont-ils les mêmes ? Transfiguration du regard. Quand je regardais la Lucie de Chartres (1636-1640), que l’on voit se tenir les yeux fermés et les yeux ouverts, je supposais que ces yeux disposés sur le plateau tenus à main droite, c’étaient les yeux qui n’étaient plus dans ses orbites. Là, me disais-je, se trouvaient les yeux de la sainte dans l’état d’arrachés. L’après martyr, les yeux ne pouvant pas être là où ils sont (sur un plateau) et ailleurs (dans leurs orbites). Et puis, voyant la Lucie de Washington, cette hypothèse ne s’imposa plus pour moi avec la même clarté. La sainte a les yeux exorbités : bien ouverts et bien arrachés. Nous ne sommes pas après le martyr, mais dans un autre temps ; — celui de la figuration. Quand, dans l’espace du tableau, toutes les choses se figurent simultanément : une chose et son contraire. Il y a les yeux voyants et les yeux aveugles et, si les uns sont indubitablement le contraire des autres, ils ne s’excluent pas les uns les autres dans l’espace du tableau. La vocation de l’espace du tableau est de les maintenir tous ensemble, de les montrer les uns contre les autres, tout contre, peut-être pas tant dans une simple juxtaposition que dans une réelle coexistence. Une composition. D’un certain point de vue, toutes les choses coexistent. Si nous pouvions les voir telles qu’elles sont, les choses, elles seraient toutes là devant nos yeux : nous pourrions les voir toutes en même temps. Mais nous ne voyons jamais les choses que dans le temps. Aussi, voyons-nous les choses selon l’ordre de leur succession. Aussi, ne formons-nous jamais des choses qu’une notion partielle : un certain objet à un certain moment, puis un certain objet à un certain moment, et ainsi de suite. Chaque fois, ce que sera cet objet le moment d’après, nous l’ignorons. Et quand nous le saurons, nous n’aurons plus cet objet tel qu’il était sous nos yeux, le moment d’après. Leçon proustienne de Zurbarán. La peinture n’est pas prisonnière du temps. Ce que le tableau saisit de la succession des événements, il les figure simultanément, dans une perception qui nous est inaccessible sans lui. Nommons la chose par son nom : le point de vue de Dieu. Le point de vue de Dieu qui nous est inaccessible, le tableau nous le rend accessible. Dans le tableau, nous accédons aux choses telles que Dieu les voit. Mais figurées. Une précision : que Dieu existe ou non, cela ne fait aucune différence. J’appelle point de vue de Dieu, le point de vue de la simultanéité. Le tableau nous figure le point de vue de Dieu. Ce que nous ne verrons jamais de nos yeux vus, le tableau nous le montre avec ses yeux à lui. Deux fois deux. Tous ces yeux rivés sur nous, ce n’est pas nous qu’ils voient. C’est par eux que nous voyons. En regardant plus près, on voit qu’ils n’ont pas la même expression, pas la même orientation, pas la même expression. Les yeux orbités nous regardent de biais. Les yeux exorbités nous regardent de face. On dirait que ces derniers louchent un peu. Mais ils n’ont pas l’air plus morts que les yeux dans leurs orbites. Nous sommes au-delà de la vie et de la mort. Pour une fois, nous voyons les choses telles qu’elles sont. Deux et deux. Une et zéro. P et non-P. Extravagante cohabitation de logiques qui s’excluent. Ou plutôt, imbrication de logiques mutuellement exclusives. Ou bien encore, logique qui unit toutes les logiques ensemble dans l’unicité d’un espace. Une question folle serait : combien d’yeux Dieu a-t-il pour voir toutes les choses simultanées ? Et la réponse, plus folle encore. Zéro. Tous ces yeux. Comme les états du monde, les états des yeux sont doubles. Ouverts fermés, ici ou là, mais qui voient. Combien de paires d’yeux les saintes ont-elles ? Un seul Dieu et tant d’yeux. Faut-il donc qu’il y ait tant d’yeux pour que Dieu soit unique ? Dieu est-il unique parce qu’il n’a pas d’œil ? Dans toutes ces légendes qui entourent la sainte Lucie, impossibles à démêler parce qu’au-delà du faux et du vrai, certaines racontent que Lucie se serait arrachée les yeux par dévotion et les aurait jetés à la mer, donnant vie sans doute à ces coquillages prisées de certains habitants de la Méditerranée, d’autres encore que, histoire vieille comme le monde mais pas tout à fait, en réponse au fiancé auquel elle était promise qui l’aimait tant parce que, lui dit-il un jour, elle avait de beaux yeux, elle se les arracha pour les lui offrir sur un plateau, et que Marie, en récompense du sacrifice qu’elle fit pour rester chaste, lui en donna de plus beaux encore et de plus brillants encore. Légendes, comme le sont sans doute tous les yeux ; — lucides métonymies de la lumière.