2.8.22

À la sortie du village, la présence d’un camion quittant l’usine de je ne sais quoi dans un nuage de poussière me rappelle à la réalité de notre condition. Aussi, fais-je demi-tour et route vers l’autre rive où un banc, à l’ombre de quelques arbres, semble m’accueillir au bord du fleuve sans le regretter. N’étaient les deux employés municipaux affairés à positionner avec la plus grande exactitude possible un panneau d’interdiction de stationner à l’attention des conducteurs de camping-cars et de leurs conductrices (L’un, prenant quelques pas de recul, clame : « ’Tends voir un peu plus par là. » Ce à quoi l’autre, de trente ans son cadet et plein de bonne volonté, répond : « Si y faut quej’ bouge un peu, tum’ dis. » L’aîné : « Nan, nan, c’est bon. Vin voir. » Où l’autre se rendra constater la précision du labeur avec, je suppose, car c’est une émotion que j’ignore, le sentiment du devoir accompli.), la situation serait parfaite. Il faudrait bien faire abstraction de quelques véhicules individuels passant à intervalles irréguliers ainsi que du vrombissement distant d’un avion dans le ciel, certes, mais qu’est-ce qui pourrait me priver de la jouissance que me procure la vue de ces trois navigateurs allant et venant à bord de leur étrange embarcation grenat qu’un tout petit toit homochrome protège de l’agressivité du soleil ? Je sais bien que tout est faux — il faudrait souffrir d’une sérieuse malformation mentale pour l’ignorer —, mais quel mal y a-t-il à faire semblant ? Ce serait comme un jeu auquel l’on jouerait et prendrait un plaisir d’autant plus particulier que l’on saurait que l’on y joue, que l’on n’en serait pas la dupe ; les enfants ne sont-ils pas heureux et n’apprennent-ils pas beaucoup jouant et sachant qu’ils jouent ? Et puis, peut-être est-ce tout ce que je puis espérer, peut-être est-ce là toute la perfection à laquelle il me soit donné d’aspirer. Tout étant faux, comment pourrais-je prétendre à mieux ? Et dès lors, tout le vrai est là, non pas le contraire du faux, sa négation, sa transfiguration, non : le vrai comme contenu dans le faux, le vrai comme enveloppé par le faux, le vrai comme événement qui a lieu dans l’univers du faux. Parfois, nous nous trouvons quelque part où nous nous sentons parfaitement bien et ce sentiment — si faux le monde soit-il par ailleurs, partout ailleurs, y compris ici — est vrai, ou mieux : ce sentiment est le vrai, l’ultime indice du vrai (sigillum veri). Que tout le vrai auquel nous puissions accéder ne soit qu’un accident du faux te semble-t-il décevant ? Voire, quelque peu médiocre. Banal, quoi. Sans commune mesure, en tout cas, avec la promesse que te firent tes ancêtres ? Peut-être étaient-ils dans l’erreur, peut-être est-ce toi qui découvre enfin la nature de la réalité, ou plutôt : son anti-nature. D’une pichenette de l’index de la main gauche, je chasse une fourmi qui avait gravi la droite cependant qu’écrivant je ne faisais pas attention à elle. Dans mon dos, les ouvriers, désormais invisibles, s’affairent toujours. Je me retourne. Par prudence, ils ont disposé quatre cônes de signalisation orange à bandes réfléchissantes blanches autour de leur totem touristique — on n’est jamais trop prudent —, le temps, j’imagine, que le ciment prenne. La circulation des canots grenat s’intensifient, signe indiscutable de la prospérité du lieu : un chien trône à l’avant du vaisseau au côté de grand-mère, les doigts de pieds en éventail, à l’arrière, maman fait office de pilote, un enfant de part et d’autre, dûment équipés de gilets de sauvetage assortis. Il y a quelque chose d’odieux à regarder passer ce monstrueux tracteur tirant une machine ensablée et déranger cette paix, comme si le Mal révélait d’un geste vengeur que mon paradis artificiel est un vulgaire décor de carton-pâte. Ai-je enfin trouvé l’endroit idéal où écrire ? Il me semble que je pourrais passer des journées entières ici, à décrire ce que je vois et formuler d’étranges théories sur la nature du vrai, la nature de la réalité, la nature de la nature. Les jours de pluie, de plus en plus rares de toute façon, parfait pour l’écrivain de plein air que je suis, les jours de pluie, je m’installerais une petite tente pour me protéger de l’humidité et immortaliser le passage d’un énorme camion TOUT POUR LE FRUIT de Montauban (je me trouve actuellement dans les Côtes d’Armor) sur une route déjà trop étroite pour deux véhicules individuels. Le Mal a beau s’acharner à détruire mon Éden, je l’accueille, j’accepte tout ce qui détruit le monde parce que je connais l’antinature de la vérité. Derrière chaque idylle, il y a un capitaliste que rien n’arrêtera jamais dans sa folle course au profit, — et certainement pas la beauté.

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