Pablo Katchadjian, L’Aleph engrossé

Si l’Enfer est une maison, la maison d’Hadès, il est naturel qu’un chien la garde ; il est naturel que ce chien on l’imagine atroce.

Jorge Luis Borges [1]

Si, dans les années 1920, peu de temps avant de rejoindre l’avant-garde ultraïste, un démon castillan était venu murmurer au creux de l’oreille de Jorge Luis Borges qu’après sa mort, un nombre tout à fait extravagant de procès seraient intentés en son nom contre des écrivains, des hommes de lettres, des journalistes, et j’en oublie certainement, il est probable que l’aède du futur aurait préféré la carrière juridique qui convenait — mieux que la littéraire, sans doute — à un homme de sa condition sociale. Or, de démon, même de loin, il n’y en eut point ; et Borges écrivit l’œuvre mémorable que l’on connaît désormais. Quant à ceux qui, aujourd’hui, défendent ce patrimoine textuel, il y a fort à parier que ce soient eux, de fait, qui l’attaquent.
Dernière victime en date de cette frénésie d’ester, l’écrivain argentin Pablo Katchadjian, coupable d’avoir commis en 2009 à Buenos Aires un El Aleph engordado, soit d’avoir grossi le célèbre conte de Borges l’Aleph avec des mots et des illustrations qui étaient les siens. Si dans un premier temps, assez sagement me semble-t-il, mais il est vrai que je ne suis pas spécialiste ès poursuites en justice, les tribunaux portègnes rejetèrent l’accusation de plagiat (en première instance, puis en appel), le juge de la cour de cassation vient, après expertise, de considérer qu’il y avait bien lieu de poursuivre le fraudeur Katchadjian, lequel risque désormais entre un et six ans de prison. Car, telle est la loi argentine.
S’il est étonnant d’accuser un écrivain de plagier l’œuvre d’un autre écrivain alors que celui-ci expose clairement dans son livre le processus et le dispositif qui l’ont conduit à s’approprier l’œuvre qu’il mentionne dans le titre même de son ouvrage — d’habitude, le plagiaire aime à se cacher —, il est encore plus déroutant que ce soit au nom de Borges qu’il se trouve ainsi poursuivi. Borges n’est-il pas en effet mondialement connu comme l’auteur de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », un conte qui met précisément en scène un écrivain qui écrit l’œuvre d’un autre écrivain après que ce dernier l’a écrite ?
Je me dispenserai de répondre à cette question pour lui préférer celle-ci : Mais de quoi ça parle, L’Aleph, déjà ? Eh bien, de Borges lui-même, qui tous les 30 avril, jour de son anniversaire, se rend chez feu Beatriz Viterbo pour lui rendre hommage. Là, il rencontre Carlo Argentino Daneri, cousin germain de la trépassée et décourageant poète, qui lui lit des passages de son épopée mondiale, La Terre, avant de lui avouer qu’il y a dans la cave de sa maison un Aleph.
— Un Aleph ?

— Oui, un Aleph : un point qui contient tous les points, l’infini de l’univers.
Dans des phrases inimitables, Borges écrit ceci à propos de l’Aleph :

J’en arrive maintenant au centre ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? [2]

C’est peut-être cette dernière question que Katchadjian a voulu poser en ses propres termes : Comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? Question que Borges se posa sans doute à lui-même en écrivant son conte. Mais qu’un autre écrivain que l’auteur du conte se la pose à nouveaux frais, cela en change forcément la signification. La question devient dès lors celle de la circulation, de la prolifération d’un texte qui contient en puissance cette circulation et cette prolifération. Il faut considérer le conte dans son ensemble : un Borges amoureux et mélancolique écoute un mauvais poète déclamer ses vers ratés et les commenter avant que ce dernier ne lui révèle que tout le voyage qu’il prétend (faire) faire autour de la terre dans son poème, il le fait en vérité autour de sa chambre — n’est-ce pas lui-même, d’ailleurs, qui fait rimer « hambre » et « chambre » ? — parce qu’il y a dans sa cave un Aleph qui lui permet d’avoir accès à tous les lieux de la terre, puisqu’il les contient tous.
Et, dans le récit qu’il fait de ces événements, avant d’aller voir par lui-même l’Aleph en question, Borges écrit la phrase que je viens de citer, en sorte qu’il y a tout lieu de penser que l’Aleph et l’Aleph se confondent. Si l’Aleph contient tout l’univers, on hasardera par suite que l’Aleph contient toutes les lectures qu’il est possible d’en faire. L’Aleph n’est pas simplement l’Aleph, pas plus que l’Aleph est simplement l’Aleph, non, l’Aleph contient toutes les interprétations possibles de l’Aleph, ou mieux : l’Aleph contient toutes les versions possibles de l’Aleph. L’Aleph est en fait l’Aleph. À moins que ce ne soit l’inverse. Mais est-ce que cela fait une différence ?
En publiant sa version personnelle de l’Aleph, Katchadjian a pris soin de lui adjoindre la postface que voici :

Postface du 1er novembre 2008.
La postface du 1er mars 1943 ne figure pas dans le manuscrit original de l’Aleph ; postérieure à la première rédaction du conte, c’est le premier ajout et la première lecture de Borges. Cette postface est la seule partie que j’ai laissé intacte dans ce grossissement. Le reste, approximativement 4000 mots, a fini par en compter plus de 9600. Le travail de grossissement n’a suivi qu’une seule règle : ne rien supprimer ni modifier du texte original, ni les mots, ni les virgules, ni les points, ni l’ordre. Ce qui signifie que le texte de Borges est intact, mais traversé de part en part par le mien, en sorte que, si quelqu’un le souhaitait, il pourrait revenir au texte de Borges à partir de celui-ci.

En ce qui concerne mon écriture, bien que je n’aie pas cherché à me cacher dans le style de Borges, je n’ai pas non plus écrit dans l’idée de me rendre trop visible : les meilleurs passages, me semble-t-il, sont ceux où l’on ne peut pas savoir avec certitude qui est qui.

La démarche de Katchadjian pose assurément un grand nombre de questions. Entre autres : Jusqu’où peut-on aller dans l’appropriation de l’œuvre d’un autre auteur ? S’agit-il d’une récriture du célèbre conte de Borges ? D’une nouvelle invention ? D’une fiction métafictionnelle ? D’une simple copie richement ornementée ? D’une farce un peu grossière ? D’une expérimentation littéraire ? Et si quelqu’un écrivait à son tour un El Aleph engordado engordado ? Ce texte aurait-il un statut différent du texte de Katchadjian ? Et si j’écrivais, par exemple, un El Aleph engordado adelgazado, en ne supprimant pas les seuls passages ajoutés par Katchadjian, mais des passages de l’un et de l’autre jusqu’à produire un autre texte, quel serait ce nouveau texte ? Un texte de Borges ? Non. De Katchadjian ? Non plus. De Jérôme Orsoni ?
Lorsqu’on lui a posé la question de savoir ce qu’il avait fait en écrivant son grossissement de l’Aleph, Katchadjian a répondu qu’il ne s’agissait pas d’une farce, mais d’une expérimentation. En outre, il est intéressant de noter que, comme il l’écrit dans sa postface, Katchadjian considère que les meilleurs passages de son livre sont ceux où les deux auteurs deviennent indiscernables. Or qu’est-ce qu’une telle indiscernabilité ? Imiter à la perfection le style de Borges ? Sans doute, mais il y a quelque chose d’autre, quelque chose de plus dans une telle démarche. S’il s’agissait simplement d’imiter le style de Borges, un à la manière de aurait suffi, l’auteur n’aurait pas eu besoin de prendre un texte existant et de l’amplifier tout en s’imposant comme exigence que l’on ne sache plus qui est qui, qui a écrit quoi. En signant un texte dans lequel il entend en fin de compte écrire de telle sorte que l’on ne sache pas qui a écrit quoi, Katchadjian ne se contente pas de copier le maître, il invente un texte qui n’est ni un texte de Borges ni un texte de Katchadjian, mais qui n’est pas non plus le texte des deux auteurs réunis. C’est un texte en quelque sorte indéterminé, non pas sans auteur, mais dont l’auteur est indéfini.
Qu’on ne se méprenne pas néanmoins : il est tout à fait possible de souligner dans le texte de Katchadjian ce qui appartient à Borges et ce qui est de la main de Katchadjian (dans le cas des illustrations, c’est même enfantin). Mais cela ne change rien à l’affaire. Ce n’est pas parce qu’il est possible d’attribuer à chacun ce qui lui revient de droit que le texte qu’on lit cesse d’avoir ce statut indéterminé. Au contraire, quand même on assignerait à chacun le produit de sa plume, le texte qui résulte du grossissement du texte forme un continuum. Et c’est ce continuum que le lecteur lit. C’est ce continuum qui a un auteur qui n’est ni tout à fait Borges ni tout à fait Katchadjian, mais un autre auteur qui n’est toutefois pas un être de plus. Comme l’écrivit Borges dans sa postface du 1er mars 1943 : « pour la Mengenlehre [la théorie mathématique des ensembles], [l’Aleph] est le symbole des nombres transfinis dans lesquels le tout n’est pas plus grand que la somme des parties. » Géniale remarque du maître qui anticipa la démarche de son disciple. Ou, plus sûrement : ouvrit grand la porte par laquelle, au début du XXIe siècle, quelqu’un comprit enfin qu’il fallait passer.
En amplifiant le texte de Borges, Katchadjian en écrit une version différente, pas simplement plus grosse, développant des scènes, approfondissant les relations entre Borges et Daneri, donnant parfois l’impression qu’il tire le récit dans une direction qui n’était pas celle de Borges, mais y revenant finalement. Il intervient, plie le texte, le déforme, le tire dans tous les sens (la folie, la drogue, par exemple, qui sont absentes du texte de Borges, mais ne peuvent pas être balayées d’un simple revers de la main comme n’étant pas pertinentes dans l’univers fantastique). Tous ces ajouts peuvent être compris comme autant de lectures, comme la mise par écrit des hypothèses qu’émet chaque lecteur en lisant, de toutes les interprétations et des compléments que le lecteur apporte dans sa lecture. Mais c’est assurément une œuvre d’écrivain. Il ne suffit pas d’imaginer la vie des personnages de l’histoire que l’on lit pour qu’elle s’écrive ipso facto.
Le texte de Katchadjian est un récit qui contient une narration (le conte de Borges) et une sur-narration (les ajouts), laquelle est aussi une interprétation de la narration. C’est, pourrait-on dire, une élaboration littéraire et métalittéraire : littéraire parce qu’elle raconte une autre histoire en reproduisant l’histoire que racontait Borges ; métalittéraire parce qu’elle interroge notre rapport à la littérature sous l’espèce à la fois de l’acte de lire, de l’acte d’interpréter, de la tradition et de l’invention qu’est l’acte d’écrire. À ceci près que ces deux dimensions ne se distinguent pas l’une de l’autre, elles se produisent l’une l’autre dans l’écriture et se déroulent simultanément dans la lecture. El Aleph engordado de Katchadjian est ainsi une œuvre à part entière, singulière jusques en sa duplication, qui montre par son acte même que la fidélité à l’esprit n’est pas nécessairement la fidélité à la lettre, ou du moins, pas de la façon religieuse à laquelle notre époque semble manifestement se résoudre par manque d’idées.

On pourra toujours émettre des objections à l’encontre de la démarche de Katchadjian. Ne faut-il pas avant tout protéger le patrimoine ? Si l’on tolère les débordements anarchistes de tel ou tel écrivaillon, où s’arrêtera le désordre ? Qui défendra la littérature si tout le monde peut s’emparer des œuvres canoniques qui en jalonnent l’histoire ? Si le droit cède devant l’imagination, que deviendront la société, son héritage, son éternelle tradition ? Et tant d’autres questions auxquelles, quant à moi, je ne sais pas répondre. Une chose me semble certaine, en revanche : tiré à deux cents exemplaires lors de sa parution et jamais réimprimé depuis lors, El Aleph engordado ne risquait guère de porter ombrage au colossal patrimoine posthume du maître. Avant, bien sûr, qu’un héritier procédurier ne se mette en tête de le jeter aux flammes de l’Enfer de la bibliothèque, d’où il renaîtra nécessairement de ses cendres.

[1] Jorge Luis Borges (avec la collaboration de Margarita Guerrero), « Le Cerbère », in Le livre des êtres imaginaires, traduit de l’espagnol par Françoise Rosset, Gonzalo Estrada et Yves Péneau, Paris, Gallimard, 1987.
[2] Jorge Luis Borges, « L’Aleph », in L’Aleph, traduit par Roger Caillois et René L.-F. Durand, in Œuvres complètes, I, édition établie, présentée et annotée par Jean Pierre Bernès, Paris, Gallimard, 2010.

Pablo Katchadjian, El Aleph engordado, Buenos Aires, Imprenta Argentina de Poesía, 2009.

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