Un pan de mur est tombé. Ce n’est pas vraiment un pan de mur, c’est une espèce de frise en carrelage très moche qui court le long du côté droit de la cuisine quand on fait face à la fenêtre sans qu’on ne puisse rien apercevoir à travers parce qu’un store bateau ni tout à fait opaque ni tout à fait transparent occulte la vue, mais il m’a semblé que c’était un symbole. Un symbole d’une chose bien dérisoire, d’un certain point de vue, j’en conviens, bien que là ne soit pas la question. Je crois que c’est à Naples que cette sorte de mythe méditerranéen que j’étais en train de composer s’est effondré. Si nous nous étions arrêtés à Bomarzo et avions rebroussé chemin après la promenade dans le jardin des monstres, croirais-je encore à ce mythe ? Je ne puis ni l’affirmer ni le nier. En ce sens donc, nous avons bien fait d’aller à Naples. À Naples, expérience dont les pages de ce journal écrites pendant mon séjour avant la pandémie témoignent, il m’est apparu que la Méditerranée était morte, que ce n’était plus qu’une illusion dont une peau est recouverte pour qu’on ne voie pas que cette peau, c’est la peau fripée d’une vieille dame, d’une vieille dame laide et menteuse. Plus que sur la route pour aller à Paestum, c’est en haut du Monte Cuma que j’avais eu cette sensation : que tout était faux. Au loin, regardant vers le bas, on pouvait voir des chevaux courir sur la plage, et puis tournant le regard à main gauche, les îles de Procida et Ischia en arrière-plan idyllique de cette belle matinée d’un interminable été. J’avais conscience que c’était pour cette raison que des millions des touristes se rendaient chaque année là où je me trouvais, mais pour moi, tout était vide, tout était creux, cette vie-là n’avait plus de sens — elle pourrait durer une minute de plus ou mille millénaires de plus, cela ne ferait pas de différence, il y aurait des changements, certes, du progrès, encore, comme on a pris l’habitude de le remarquer (et, en effet, il ne faut pas nier que les conditions de vie moyennes se sont améliorées), mais quelque chose avait eu lieu jadis qui ne reviendrait plus — c’est ça, la mort, la coupe dans le devenir : quelque chose a eu lieu qui ne reviendra jamais. Quand je réponds à R. qui, dans la marge de mon texte, me demande pourquoi je ne parle pas de la Méditerranée en tant que cimetière, dans les raisons que je lui donne, j’omets celle-là, qui est pourtant la plus importante, parce que je n’y pense pas. Mais quand ce pan de mur s’est effondré dans la cuisine, un détail insignifiant rappelant à la mémoire une impression évoquant elle-même une immense transformation historique, je m’en suis souvenu, ou plutôt : l’expérience était de nouveau là, comme neuve, et pourtant, antique. Je ne déplore rien de tout cela. Tout cela, je ne fais que le constater, exactement comme c’est. Le tort serait de ne pas le constater, de ne pas faire comme c’est, de continuer de faire comme si, mais ce mensonge qui est devenu la raison universelle de l’histoire, je ne veux ni ne peux l’entretenir. Dans la cuisine, j’ai ramassé ce qui était tombé, mis de côté les carreaux qui n’étaient pas cassés au cas où l’administrateur de biens décide de les recoller, jeté les autres, aspiré la poussière, mais je n’ai rien ressenti qui s’apparenterait à un sentiment élégiaque alors que, je m’en souviens très bien, j’avais été très en colère à Naples, excédé par cette ville, excédé par l’atmosphère étouffante, ne me sentant pas bien du tout dans cette ville, au contraire chassé par cette ville qui me disait : Va-t’en ! ou moi qui me criait : Fous le camp d’ici [et « ici » signifiait : « la Méditerranée »], fous le camp d’ici, il en va de ta vie, et j’avais eu envie de partir, de partir sur-le-champ, tout comme plus tard, constatant l’inéluctable napolitanisation de Marseille, et la napolitanisation en cours de toute la Méditerranée (l’absence de cataclysme observable à l’œil nu ne signifie pas que rien n’a lieu), comment pourrais-je désirer rester ? C’est cela, l’impossible : rester.

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